Au milieu des années 1980, il y a plus de vingt ans, le prestigieux réalisateur américain Joseph Losey étonnait en annonçant son projet de porter à l'écran un roman algérien. Il étonnait car son choix avait porté sur rien moins que Nedjma de Kateb Yacine. Un projet grandiose, généreux, mais qui parut vite insensé tant l'œuvre colossale ne pouvait être résumée dans un film fût-il signé de la main du grand Losey. De fait, le cinéaste américain eut cette intelligence d'esprit de ne pas insister, se rendant à cette évidence presque élémentaire que Nedjma était d'abord, par-delà son caractère universel, le privilège des Algériens. Cela se passait quelques années à peine avant la disparition de Kateb Yacine, en octobre 1989. Aujourd'hui, plus personne, en Algérie, ne se souvient de Joseph Losey et il ne s'en faut pas de beaucoup pour que l'on puisse en dire autant de Kateb Yacine. Cet auteur monumental, dont l'œuvre d'ensemble suscite d'intenses recherches dans les universités du monde entier, est au nombre des oubliés de la reconnaissance institutionnelle, car on ne voit pas son nom immortalisé au fronton d'un établissement d'enseignement par exemple, validé par la réédition de ses livres ou inscrit comme tutélaire d'une fondation qui entretiendrait sa mémoire. En Algérie, Kateb Yacine ne doit d'échapper au plus total des oublis qu'aux travaux de rares chercheurs qui s'attachent à poser des jalons entre son œuvre et les générations nouvelles. Cet effort méritoire ne se suffit pas à lui-même s'il n'est pas sous-tendu par le nécessaire appoint des institutions nationales. Joseph Losey avait raison : Kateb Yacine, son œuvre appartiennent aux Algériens. C'est largement en termes de réappropriation de ce patrimoine qu'il convient aussi de les évoquer et, au demeurant, on pourrait ajouter que Kateb Yacine n'est pas seul dans ce cas. Comme beaucoup d'autres, alors, c'est un auteur à replacer dans l'espace public, celui des débats productifs, de la découverte littéraire pour les plus jeunes, de la dévolution de lieux de mémoire dédiés à cet écrivain qui compte tant pour l'Algérie. Ce sont ces trous de mémoire qu'il y a lieu de combler, car la littérature algérienne, dont l'œuvre de Kateb Yacine est si fortement emblématique, travaille à un enracinement humaniste. Devrions-nous, indéfiniment, ici, être les seuls à ne pas nous en rendre compte sous prétexte que nul n'est prophète en son pays ? Alors cela ne devrait être vrai que pour les prophètes de malheur.