Les différentes auditions des anciens marins des navires Béchar et Batna, appartenant au groupe Cnan, devant le tribunal criminel d'Alger ont jeté le froid dans une salle bondée. Salim Mahgoun, directeur technique du Batna, a noté que le groupe électrogène était en panne depuis janvier 2004 et que les pièces de rechange pour les machines étaient non disponibles à bord. A la question de savoir pourquoi, l'accusé a répondu : « Je ne sais pas. » Mahgoun a néanmoins précisé que certaines pièces étaient à bord mais « le chef mécanicien a refusé de les placer sous prétexte qu'elles étaient touchées par la rouille ». La présidente lui a alors demandé s'il avait vérifié ces affirmations. « Non, je n'ai pas vérifié », a-t-il répondu. Il a expliqué que les formalités d'acquisition des pièces de rechange sont très lentes et difficiles, notamment au niveau des douanes. « De plus, il faut les acheminer vers le bateau par le biais de la seule navette qui existe et qui appartient à Naschco. Si elle tombe en panne, nous ne pouvons pas les approvisionner. » L'accusé a tenu à rappeler au tribunal que le bord était capable de réparer les pannes, une fois les pièces à son niveau. Il devait le faire parce que la situation l'exigeait. Les membres de l'équipage touchaient des primes conséquentes qui pouvaient aller jusqu'à 400 000 DA pour ces réparations. Au mois de septembre, les pièces étaient à bord du navire. M. Mahgoun a également déclaré au tribunal que l'expertise effectuée en février 2002 avait fait état d'une déchirure de 60 m sur la coque du navire. « Le bateau devait être à quai », a-t-il conclu. La présidente a rebondi sur cette affirmation en l'interrogeant pourquoi la décision de le déplacer n'a pas été prise. « C'est à la direction générale de prendre ce genre de décisions. Mais je sais que les demandes de celle-ci auprès du port sont toujours restées sans suite. » Mahgoun a noté par ailleurs que le commandant de bord « se devait de demander une assistance s'il identifiait une situation d'urgence sur son bateau, pas uniquement en écrivant des lettres à sa hiérarchie mais en prenant des mesures ». A la question de savoir qui ordonne la mise à quai d'un bateau, l'accusé a répondu : « Le divisionnaire de la Cnan. » Sididris Mohand, ingénieur chargé du suivi du navire, est revenu sur les circonstances de l'arrêt prolongé du Batna, en expliquant que la décision d'envoyer le navire vers un chantier de réparation n'avait pas été prise à temps. Il a indiqué avoir saisi les responsables sur les défaillances existant sur le bateau. « Nous avions eu l'accord de l'Erenav pour sa réparation, mais après une longue attente l'entreprise s'est désistée. Nous avions alerté sur la fragilité dans laquelle se trouvait le navire, en vain. L'expertise réalisée en 2004 a constaté qu'il fallait changer entre 600 et 800 pièces. Une offre de Daewoo a été acceptée pour opérer une réparation au prix de 3,6 millions de dollars, ce que nous avions jugé onéreux. C'est alors que l'Erenav s'est déclarée prête à assurer la prestation. Mais sa programmation a pris trop de temps. » Comme son coaccusé, il a longuement insisté sur le problème de dédouanement de la pièce de rechange. Il a reconnu cependant qu'il aurait dû contrôler lui-même l'état du navire. La présidente lui a rappelé que le commandant du navire l'a saisi par écrit sur la situation du Batna. « Oui, mais j'ai rejeté son écrit parce qu'il ne comportait pas les travaux faits à bord. C'est une décision prise au niveau de la commission avec le directeur technique », a-t-il déclaré. Le cuisinier du Béchar, Djelabi Abdelkader, a expliqué que son absence du bateau a été autorisée par le commandant. Il voulait passer les fêtes de l'Aïd avec sa famille, d'autant qu'il était malade. « Nous vivions très mal sur le bateau. La nourriture était rare, pas d'hygiène, pas d'eau. Si quelqu'un osait parler, il était vite débarqué et pouvait même risquer sa vie. » Des propos qui ont poussé la présidente à demander plus d'explications. « Je ne connais pas la mécanique, mais je sais que les marins qui sont morts n'avaient pas mangé à leur faim. Je cuisinais avec l'eau des ballasts et les marins n'avaient ni les couvertures ni les draps. Ils ne se douchaient pas parce que l'eau était rationnée. » Les deux officiers de la radio, Abla Ahmed, Bouzerti Abdelhafid et Lakhrès Meziane, respectivement du Béchar et du Batna, ont fait état de la situation catastrophique des appareillages de radio, dont les certificats de validité étaient arrivés à leur expiration. Les deux accusés ont insisté sur les conditions de vie inhumaines sur leurs bateaux respectifs, dans le but de justifier leur absence autorisée par leurs commandants le jour J des navires. Tous les accusés ont affirmé n'avoir jamais été contrôlés par les gardes-côtes. Le chef mécanicien du remorqueur Sidi Abderrahmane, Kerrou Hafid Mahfoud, a estimé n'avoir pas déserté son embarcation, comme il lui a été reproché. « J'ai reçu un appel de mon chef pour aller assister le Strader, un bateau étranger qui était entre le Batna et le Béchar. Je l'ai tracté jusqu'à l'intérieur de la passe Sud. J'ai ensuite rallié la station pour me changer, tout en laissant le remorqueur en marche. Le hasard a voulu qu'il s'éloigne de sa place au moment de mon absence de 40 minutes. » « A cause de votre absence, votre collègue a voulu vous remplacer en se jetant par un autre remorqueur, il a perdu ses deux jambes », lui a lancé la juge. Celle-ci l'a interrogé si le remorqueur avait les capacités de tirer le Béchar, l'accusé a répondu par la négative. En fin de journée, la présidente a appelé à la barre le premier témoin à charge, l'ancien commandant du Béchar, Lakel Lyès Omar. Pour lui, le Béchar et le Batna étaient de « véritables épaves pour ne pas dire des cercueils flottants ». Leurs certificats de navigabilité étaient invalides et leurs machines souffraient de graves défaillances. « De plus une bonne partie de la pièce de rechange du Béchar avait été débarquée pour être placée sur le Hoggar 16 de l'Erenav. Lorsque je commandais le Béchar, les responsables m'ont affirmé que c'était pour 3 ou 4 jours, et la rade a duré un mois. Tous mes écrits sur cette situation n'ont pas eu de réponse. Les navires ne sont jamais inspectés par l'administration locale maritime ou les gardes-côtes. Je pense que les moyens techniques à bord étaient insuffisants pour permettre au Béchar de faire face aux vents. Le commandant a dû peut-être éviter un abordage avec d'autres navires. Il a dragué l'encre. Nous avons vu que durant tout le temps du naufrage, il n'y avait pas de fumée qui sortait de la cheminée du bateau. Ce qui voudrait dire que les machines ne répondaient pas. Dans une situation pareille, il fallait combattre le vent pour pouvoir se maintenir et le Béchar n'avait pas cette puissance. J'ai survécu à la même situation avec les mêmes navires, mais j'avais les moyens de ma politique. Ce qui n'était pas le cas pour le Béchar. Les machines étaient inutilisables. Les responsables étaient tous au courant de cette situation. Le commandant du Béchar est un vrai professionnel, il a fait face à des situations plus catastrophiques dans les océans et les mers, mais il est venu mourir ici au port d'Alger. » L'audience a été suspendue après un incident entre les familles des victimes et les familles des détenus. Le procès reprendra aujourd'hui.