Absence prolongée du chef de l'Etat et un Premier ministre qui estime «pas nécessaire» la tenue d'un Conseil des ministres témoignent d'un fonctionnement parallèle du pays. Ce sont là les quelques sujets sur lesquels s'exprime ici Abdesselam Ali-Rachedi. «Nous n'avons pas d'Etat, au sens propre du terme. Mais nous avons bien un pouvoir et une bureaucratie. Le Conseil des ministres ne sert qu'à avaliser des décisions prises ailleurs», lance-t-il. - A sept mois seulement de l'élection présidentielle, aucun signe n'indique que l'Algérie s'apprête à «affronter» une échéance politique importante. Quelle analyse faites-vous de la situation politique du pays ?
Dans un pays normal, les candidats crédibles sont connus au moins une année à l'avance. Ce sont en général les leaders des partis politiques ou des candidats désignés par leurs partis respectifs. Rien de tel chez nous. Et pour cause : l'Algérie n'est pas un Etat de droit. La Constitution et les élections ne sont qu'un habillage pour masquer un pouvoir de fait. C'est le cas de tous les régimes autoritaires et c'est la règle dans notre pays. Pas étonnant donc qu'à cinq mois de la convocation du corps électoral, aucun candidat crédible ne soit connu. Par le passé, au moment opportun, on sortait du chapeau un candidat autour duquel s'est cristallisé le consensus des décideurs et on le faisait élire dans une élection fermée. Cette fois-ci, les élections pourraient tout simplement ne pas avoir lieu.
- Le Premier ministre a déclaré que «la tenue d'un Conseil des ministres n'est pas nécessaire». Peut-on s'en passer ?
Dans le système opaque algérien, on sait bien que les décisions importantes se prennent en dehors des institutions, dans le secret du «cabinet noir». Les ministres n'ont aucun pouvoir politique et ne disposent que de prérogatives administratives. Le Conseil des ministres ne sert qu'à avaliser des décisions prises ailleurs. Que le Conseil des ministres se réunisse ou pas, n'a donc aucun intérêt en soi, sauf sur le plan purement formel. D'ailleurs, le gouvernement n'est pas constitué en fonction des équilibres politiques, mais en fonction des affinités claniques et régionalistes.
- Pour le gouvernement, l'absence du Président, qui dure depuis quatre mois maintenant, n'entame pas le fonctionnement «normal» de l'Etat et des institutions. Qu'en pensez-vous ?
On confond pouvoir et Etat. Hélas, nous n'avons pas d'Etat, au sens propre du terme. Mais nous avons bien un pouvoir et une bureaucratie. On peut donc dire, à la limite, qu'il y a un fonctionnement «normal» : le pouvoir et sa bureaucratie sont toujours là ! Même si le Président est absent, les services de la Présidence continuent de fonctionner. C'est ce que certains avaient appelé «présidence virtuelle». Maintenant, qui prend effectivement les décisions au nom du Président ? Personne ne le sait. On revient donc à la notion de «cabinet noir».
- La crise que vit le parti du pouvoir (le FLN) traduit-elle une crise au sein du sérail ?
Le FLN n'est pas un parti politique, dans le sens où un parti doit fonctionner du bas vers le haut. Un parti est destiné normalement à capter les attentes des citoyens pour les porter au niveau des centres de décision. Le FLN, lui, a une fonction diamétralement opposée. C'est un appareil de mobilisation au profit des centres de décision. Si les équilibres changent au sein des centres de décision, forcément, il entre en crise. Crise généralement résolue de manière autoritaire. Récemment, l'imposition d'un secrétaire général, que l'on dit proche du cercle présidentiel, est révélateur des intentions de ce clan. La maîtrise de cet appareil doit servir les projets du clan présidentiel et, en tout cas, couper l'herbe sous le pied de potentiels rivaux. Comme l'état de santé du Président et son âge avancé ne lui permettent pas de briguer un nouveau mandat de cinq ans, l'hypothèse de la prorogation du mandat actuel de deux années supplémentaires via une révision constitutionnelle qui instituerait par la même occasion un poste de vice-président n'est pas à écarter. Parallèlement, il semble qu'un autre clan, par des tergiversations délibérées, cherche à rendre obsolète la Constitution, de manière à empêcher l'élection présidentielle normale et imposer une période de transition-leurre, où rien ne doit changer. On est donc bien loin des changements espérés par la population et des projets de réforme annoncés en fanfare dans le sillage des manifestations de janvier 2011. On peut donc dire qu'il y a un consensus au sein de toutes les composantes du régime : la préservation du statu quo.
- Vous venez de dresser un sombre tableau de la situation. Y a-t-il un cap fixé pour le pays ou bien navigue-t-il à vue ?
Pour le moment, le seul cap connu est l'obstination de la gérontocratie au pouvoir à préserver le statu quo. Mais trois menaces au moins risquent de fausser les plans des partisans du statu quo. En premier lieu, la plupart des dirigeants sont très âgés et souvent malades et rien ne dit qu'ils pourront mener à terme leurs différents projets. En second lieu, se profile à l'horizon une impasse budgétaire inéluctable, après l'épuisement en deux ou trois ans des disponibilités du Fonds de régulation des recettes, la fiscalité pétrolière n'étant plus en mesure de couvrir les dépenses de fonctionnement. En troisième lieu, au plan géopolitique, notre pays deviendra un cas singulier après les révoltes qui ont touché les divers pays de la région. Le Maroc a pris les devants avec des réformes assez consistantes et vient de choisir de rejoindre la coalition anti-syrienne. L'Algérie sera donc isolée et subira d'énormes pressions tant internes qu'externes.