Le démon flasque, faux, de la sottise rapace et sans pitié » (J. Conrad dans Au cœur des ténèbres) Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres) est l'un des chefs-d'œuvre de Joseph Conrad qui a inspiré le plus de cinéastes. Avant de réaliser Citizen Kane, Orson Welles avait déjà songé à adapter le livre pour exprimer de manière feutrée son opposition au militarisme ambiant de l'époque. Mais ce fut Werner Herzog qui, le premier, a adopté la trame du roman pour dénoncer dans Aguire ou la colère de Dieu, la folie meurtrière d'un conquistador semant la terreur et la mort chez les Indiens à mesure qu'il remonte le fleuve Amazone. Il finira seul sur son radeau, entouré de singes comme seuls sujets de son empire sanglant. Mais à l'époque, on parlait plus de Lord Jim et des équipées maritimes que de ce livre qui, il y a un siècle et au plus haut de la culture coloniale dominante, dénonçait déjà les crimes horribles commis par des soi-disant « explorateurs » contre les populations africaines. On peut aussi retrouver l'esprit de Conrad dans The African Queen de John Huston qui raconte la remontée du fleuve Congo pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais la plus célèbre adaptation d'Au cœur des ténèbres est venue de Francis Ford Coppola qui a eu l'idée lumineuse de transférer l'intrigue à la guerre du Vietnam et le boat-movie du fleuve Congo au fleuve Mékong. Le personnage central ici s'appelle Kurtz, tout comme celui du roman de Conrad. Il pèse par son absence et existe plus en Marlow, l'homme qui est censé le retrouver pour mettre fin à ses agissements. La force descriptive et suggestive de The Heart of Darkness a peut-être fait oublier que Coppola a écrit son scénario en s'appuyant également sur une autre nouvelle de Conrad, The Nigger of the Narcissus (Le nègre du Narcisse). La référence africaine du titre, mêlée à l'idée de la psyché reflétant sur fond aquatique une image narcissique et forcément schizophrénique, donne au récit une profondeur particulière. Notons au passage que Coppola est un fin connaisseur de ce type de littérature et il l'a prouvé lorsqu'il a adapté pour l'écran Gatsby le Magnifique, le chef-d'œuvre du plus conradien des écrivains américains, Scott Fitzgerald. Conrad avait écrit Le nègre du Narcisse quelques années après son retour du Congo et il décrit déjà le vieux marin Singleton comme le symbole de la perte d'innocence à un âge où la marine devient plus marchande que glorieuse. Ce désenchantement traversera Au cœur des ténèbres de part en part jusqu'à susciter chez le lecteur l'appréhension de ces deux derniers mots que, guturalement, Kurtz va prononcer dans son délire (mais les a-t-il vraiment prononcés ou ont-ils explosé dans notre cerveau de lecteur ?) : « HORROR, horror... » Mais qu'est-ce que Joseph Conrad, alors marin au long cours et parti sans état d'âme, a-t-il pu voir lors de son séjour en Afrique pour en revenir si ébranlé ? Au début de l'année 1890, alors qu'il s'appelait encore Théodor Korzeniowski, un marin polonais depuis peu naturalisé britannique, se fait engager à Bruxelles pour se rendre dans « l'Etat indépendant du Congo » et y prendre le commandement d'un vapeur de 15 t. Six mois plus tard, rendu malade par ce qu'il a observé, il quitte ce qui est en réalité la colonie privée du roi belge Léopold II. Quelques années plus tard, le marin polyglotte s'est arrimé à sa nation d'adoption pour en devenir sous le nom de Joseph Conrad, l'un des écrivains les plus talentueux et énigmatiques. Neuf années après son retour d'Afrique, il publiera sous forme de feuilleton de trois épisodes dans une revue britannique un récit fortement marqué par sa remontée du fleuve Congo, sous le titre The heart of Darkness, littéralement Le cœur des ténèbres. Le roman publié trois ans après, s'intitulera Heart of Darkness, Conrad ayant choisi d'enlever l'article défini. Ce faisant, il a délibérément décidé, au-delà de la relation des actes barbares dont il a été témoin, de situer sa fiction au cœur des ténèbres de la nature humaine plutôt que désigner un seul endroit, en l'occurrence le Congo de Léopold, comme le centre obscur de l'univers. Si Kurtz n'est que le criminel qui à la solde de Léopold commet un génocide, alors chaque être peut se réfugier sur le versant le moins accablant de sa frontière mentale. La fiction de Conrad explore en fait le fin fond de la nature humaine, là où réside le prédateur caché. Car sinon, comment expliquer que celui qui, hier encore, résistait à l'occupant nazi ou étranger, est devenu tortionnaire en Algérie et ailleurs, parfois contre son propre peuple ? Au cœur des ténèbres est le récit des crimes commis au nom d'idées généreuses et qui, fautes d'avoir fait l'objet de repentance, conduisent à des feux mal éteints qui le plus souvent se rallument avec beaucoup plus de ravages. Il est certain que, lors de la mission qui lui avait été confiée au Congo, Joseph Conrad a été le témoin d'atrocités innommables. Le narrateur du livre, Charlie Marlow, a été chargé de ramener un certain Kurtz, qui collecte de l'ivoire en quantité, mais dont la rumeur dit qu'il est devenu un fou sanguinaire. Il vit dans une maison, entourée de piquets sur lesquels sont plantés des crânes d'Africains, et mène des massacres avec l'aide d'une tribu qui en fait son Dieu de la mort. Pour étouffer le scandale, la compagnie décide de le rapatrier. Sous Marlow, perce Conrad qui se souvient que plusieurs officiers qu'il a lui-même côtoyés se sont rendus coupables d'atrocités. Dans le domaine privé de Léopold II, les esclaves qui ne parvenaient pas à récolter 10 kg de caoutchouc se voyaient couper les bras à coup de crosse par ces serviteurs zélés de la civilisation occidentale. Ecrit, il y a quelques années par Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold est fortement marqué par la lecture du roman de Conrad. L'auteur y affirme que près de 10 millions d'Africains ont été massacrés par les représentants de la Compagnie du Congo, propriété personnelle du roi des Belges. Ce dernier avait hérité de « l'explorateur » Stanley, adversaire de Savorgnan, de Brazza les territoires traversés par le fleuve Congo dont il va piller les richesses et où sera commis l'un des génocides les plus abjects que l'humanité ait jamais connus. A la suite d'une lettre ouverte adressée à Léopold par un Américain noir du nom de George Washington Williams l'année même où Conrad se trouvait au Congo, une campagne internationale de protestation contre les méthodes coloniales belges démarra à... Londres, autre capitale coloniale ! Il évoque dans son pamphlet le terme de « crime contre l'humanité ». La presse s'empare de l'affaire et les premières photos des victimes incitent Conrad à commencer la rédaction de Heart of Darkness. A son tour, le livre de Hoschschild inspire une émission de télévision qui porte enfin à la connaissance du grand public les faits décrits plus haut. La cour royale belge est alors intervenue pour essayer d'empêcher la diffusion de l'émission sur la chaîne de télévision belge flamande, obtenant que la comparaison avec l'holocauste juif soit coupée. Tandis qu'à l'exposition universelle de Bruxelles, la mitraillette Maxim est exhibée comme symbole du « triomphe sur la sauvagerie africaine », et que Léopold continue à être honoré comme un grand roi dans les manuels scolaires belges, le roi Baudouin Ier déclarait en 1960 : « L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l'œuvre conçue par le génie de Léopold II. » Comble d'ironie, c'est le discours de réponse de Patrice Lumumba qui suscite « l'indignation » en Belgique. Chronique de la vie quotidienne : à Anvers, il y a quelques jours, en 2006, un jeune homme tranquille ouvre le feu sur tout ce qui lui semblait africain. La seule manière, me semble-t-il, d'éradiquer la culture coloniale qui continue à alimenter les crimes racistes serait que les anciennes puissances coloniales fassent acte de repentance de tous les crimes contre l'humanité qui ont été commis au nom de « la plus infâme ruée sur le butin ayant jamais défiguré l'histoire de la conscience humaine ». La phrase date de 1903 et elle est de Joseph Conrad écrivain et citoyen de Sa Majesté britannique...