Ni la morale, ni le droit, ni la raison, ni l'Etat ne se sont confortés par l'application de la charte pour la paix et la réconciliation. Engagé depuis des années dans un processus d'indifférenciation entre victimes et bourreaux islamistes, au nom d'une sortie de l'affrontement généralisé avec le terrorisme intégriste, le pouvoir se heurte à la réalité : on ne commande pas l'oubli. Les dirigeants du pays montent au créneau pour rassurer une société scandalisée par le contenu de la charte et les conditions de son adoption. Rien n'y fait, les victimes du terrorisme viennent chaque dimanche protester devant le Palais du gouvernement, les familles des disparus rejettent la charte et les patriotes se demandent s'ils ne sont pas oubliés. Les tentatives de diversion et les pressions d'Ouyahia, qui prétend que les victimes du terrorisme sont manipulées par le MDS, n'empêchent pas ces dernières de faire de plus en plus le lien entre leur aspiration à la justice et à la dignité et le combat de la presse, des syndicalistes et de scander les mots d'ordre du mouvement citoyen : « Ulac smah ulac ». L'idée de mettre en place un comité avance, pour se battre autour du statut des victimes, de lois mémorielles, ainsi que du devoir de vérité et de justice. La société culpabilisée Pour sa part, l'islamisme refuse de reconnaître ses torts et avoue seulement des actes. Madani Mezrag se vante même d'avoir assassiné un jeune appelé, sans que le ministère de la Défense ne réagisse, lui si prompt à traîner les journalistes devant les tribunaux pour quelques caricatures. Malgré toute l'outrecuidance du chef de l'AIS, Soltani ne lui ferme pas la possibilité d'intégrer le MSP. D'ailleurs, pour lui, les militants du FIS sont rentrés chez eux quand le parti a été dissous. « Ils ne sont comptables de rien ». A El Islah, on retourne même la situation et on estime que les formations sans référence islamique devraient être déclarées anticonstitutionnelles au nom de l'article deux de la Constitution. Alors pourquoi les hordes barbares, leurs chefs et commanditaires ne se soulèveraient pas contre le caractère « inéquitable » et « partial » de la réconciliation et ne réclameraient pas des droits civiques ? Le numéro 2 du parti des assassins écrivait pourtant, il y a quelques années : « Nous refusons tous le dogme démocratique impie... le mot liberté dresse les groupes humains contre toute autorité, jusqu'à la sunna de Dieu. » Il voudrait maintenant se revendiquer de la liberté et la détourner sans avoir à reconnaître une communauté politique et juridique qui exige la séparation du politique et du religieux. Un éditorialiste en conclut paradoxalement qu'il faut s'en prendre aux médias qui lui donnent la parole plutôt que de le remettre en prison au risque de le faire passer pour un martyr. Dans tous les cas, il restera sur la position qui avait mené à apostasier la nation et à mettre un fleuve de sang entre elle et le projet qu'il incarne. C'est la société que les décrets d'application ont choisi de culpabiliser et de punir si elle n'ouvrait pas ses bras aux égorgeurs qui claironnent qu'ils ne se sont pas repentis. L'intégration des tueurs intégristes au sein de la communauté, sans acceptation claire des valeurs démocratiques et des droits de l'homme et donc sans leur condamnation du projet d'Etat théocratique pose la question de l'intégration de l'Algérie à la Communauté internationale. Cette dernière ne devrait considérer leurs crimes que comme crimes contre l'humanité. Face à un pouvoir qui refuse tout contre-pouvoir national, il faut donc en chercher un au plan international, en l'occurrence la conscience mondiale. Il est urgent d'appeler à la tenue d'un Nuremberg de l'islamisme et exiger que l'Etat remette les preuves et témoignages, en particulier ceux des commissions de probation. D'ailleurs, des problèmes se posent déjà pour Abderzak « le Para » que réclame l'Allemagne, ou les trois terroristes élargis et remis en prison parce que recherchés en France. La reconnaissance de valeurs communes implique, pour le moins, la reconnaissance du crime et sa sanction, même dans le cadre d'une justice transitive. Rezag Bara défend l'idée que « la réconciliation dans les situations post-conflictuelles est à la fois un but et une démarche », « un effort collectif de dépassement des fractures émotionnelles du passé » et nous explique que la mise en place d'une commission vérité et justice ne garantie pas le succès. La reddition de 200 terroristes comparée à la libération de 2025 d'entre eux montre qu'objectivement le pouvoir a plus le soucis de s'occuper de leur réintégration, en fait de lester la société que de faire de la charte un moyen d'isoler les terroristes encore au maquis. Le problème n'est donc pas de dépasser les sentiments des citoyens mais les conditions d'émergence de la crise que le pouvoir reconduit pour assurer sa survie en jouant éternellement le rôle d'arbitre. La ligne de clivage entre ceux qui veulent la paix et la réconciliation et ceux qui utilisent ces concepts comme alibi reste donc toujours la position nette vis-à-vis de l'islamisme et du système rentier. La voie despotique ultra-libérale qui est empruntée aujourd'hui et les indemnisations dont disposent les terroristes et leurs familles (le ministre de la Solidarité parle de 88 000 dossiers confondus avec ceux de leurs victimes) sont plutôt la reconnaissance d'un préjudice et donc la remise en cause de la légitimité de la résistance, avec son contenu aussi bien politico-idéologique que socioéconomique. Puisque Zerhouni aime à évoquer l'histoire de la France en parlant d'amnistie, il n'est pas inutile de remarquer que les dédommagements financiers octroyés font penser au vote du milliard des émigrés, cette indemnité considérable qui compensait les pertes des aristocrates lors de la restauration après la Révolution de 1789. Si on ajoute la formulation vicieuse de l'article qui punit toute tentative de poursuite contre les agents de l'Etat et qui porte en elle une reconnaissance implicite de la culpabilité de ces agents, on se trouve bien dans une situation de remise en cause des sacrifices et de tentative de restauration des privilégiés du système auxquels sont maintenant associés les islamistes. Dépasser les fractures émotionnelles En France, en 1848, les Bourbon n'étaient plus à la tête du royaume, mais ont laissé la place au Duc d'Orléans. Ce n'était plus la rente féodale qui était au pouvoir mais la bourgeoisie financière. Marx rappelait d'ailleurs que le banquier libéral Laffite, qui conduisit Louis Philippe à l'Hôtel de Ville, laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Sous le couvert du titre de roi, ce n'était pas dans une impasse que s'engageait le Duc d'Orléans mais dans une nouvelle étape historique. Il représentait une voie de dépassement (réforme du contenu et de la forme) à laquelle les révolutionnaires opposaient une voie de rupture (changement radical de contenu et de forme). L'acharnement à vouloir sauver les terroristes, c'est en fait l'acharnement du pouvoir à se sauver lui-même. Bouteflika déclarait à Constantine lors du colloque sur la démocratie en Algérie : « L'adoption presque unanime de cette charte par le peuple algérien renvoie dos à dos les ‘'démocrates'' autoproclamés et les tenants d'un totalitarisme à présentation théocratique ». C'est inquiétant, car ces propos renvoient à ceux d'un sinistre chef du GIA qui, à peine sorti de prison, disait : « Si la stabilité de l'Algérie et sa paix passent par notre retrait de toute activité politique, je ne vois aucun inconvénient à cela. A la condition que tous ceux qui ont contribué à la crise, attisé les feux de la haine et alimenté la discorde le soient autant. » Au jeu d'échecs, on dirait que l'islamisme est prêt à sacrifier un fou pour obtenir un pat. En voulant faire passer en perte et profits non seulement les victimes mais toute la résistance à l'islamisme, on veut mettre entre parenthèses toute une période d'affrontement sanglant. Le soucis n'est pas de la dépasser mais de revenir au point de départ. Le concept de tragédie nationale se prête à la manœuvre avec son caractère intemporel, n'impliquant aucune responsabilité humaine. Le pouvoir persiste en réalité à contourner les exigences démocratiques comme lors de la promulgation de la Constitution de 1989 et de la mise en place d'un multipartisme débridé légalisant des partis islamistes et acceptant l'usurpation du sigle FLN patrimoine de tout le peuple algérien, avant de favoriser la création d'autres partis/Etat. Le système algérien usé Ce n'est pas seulement la Charte qui est en cause mais toute une politique. Le problème ce n'est pas de donner la priorité au politique sur le droit mais de donner la priorité à une politique qui réfute les droits des citoyens en toute chose. Ainsi, à l'état d'urgence pour mener la lutte anti-terroriste, on ajoute une loi censée mettre fin aux conséquences du terrorisme au nom de l'instauration d'une nouvelle normalité, faite de terrorisme « résiduel » et de vie en communauté avec les terroristes, une banalisation de l'horreur. Les décrets d'application de la charte, comme l'état d'urgence, n'ont pas un caractère illégal, mais a-légal. Ils expriment la même volonté de domination de dirigeants dotés de pouvoirs para-constitutionnels, qui suspendent l'application de la loi sans l'abroger. C'est le despotisme qui transgresse la séparation des pouvoirs et des sphères sociales. Antoine Garapon écrit que « l'état d'exception se caractérise moins par une confusion des pouvoirs que par un retour à un stade constitutif de la communauté politique, à un moment où le pouvoir n'est pas encore séparé. Il est nu, entier. Renouant avec la force même de son commencement, il prend la forme d'un pacte constituant et ne peut donc encore se séparer ». Cette situation n'est pas une victoire du pardon et de la réconciliation, c'est l'expression d'un rapport de force qui s'est détérioré et dans le cadre duquel le pouvoir cherche à imposer des renonciations à la société (la justice) et à l'islamisme (dawla islamiya). Dans un tel contexte, Aït Ahmed a-t-il raison de dire au journal Le Monde que « le système algérien est tellement usé par le poids de la guerre, la fatigue des hommes et le rôle croissant des clans mafieux qu'il n'est plus à l'abri d'une brusque accélération du processus de délitement » ? Il faudrait être prudent et plutôt prendre en considération les propos de Bouteflika, lorsque à un colloque sur l'Ugema en novembre 2005, il avouait piloter un changement au service des intérêts qu'il représente : « La charte étant un moyen d'ajuster les équilibres nationaux ». D'autres, y compris au MDS et c'est une des causes de la crise que vit le mouvement, ont la même conviction que le premier responsable du FFS, que c'est l'impasse, que le pays devient ingouvernable... que le pouvoir va tomber. La preuve le terrorisme frappe sauvagement à Ghardaïa ou à Skikda, sa persistance justifiant l'amnistie et l'amnistie provoquant la poursuite du terrorisme. Les repentis auront droit à la réintégration et à la retraite et on se prépare à régulariser les mariages contractés dans les maquis pour favoriser leur retour. On jette en prison les policiers et les journalistes qui dénoncent la propagande du GSPC. Les concessions se multiplient, on a remis l'adhan à la télévision, on a supprimé Star Academy, on a reculé sur la réforme du code de la famille... Sans sous-estimer ces nombreux sujets d'inquiétude, nous ne devons pas pour autant tomber dans l'affolement ou le « finalisme fataliste » dont Gramsci parlait en disant que son « caractère est analogue au finalisme religieux : puisque des conditions favorables devront fatalement se réaliser et que par elles seront déterminées, d'une façon plutôt mystérieuses, des événements palingénésiques (une nouvelle naissance portant l'humanité vers la perfection) on en conclut à l'inutilité, bien mieux, au danger de toute initiative volontaire, tendant à disposer à l'avance ces situations conformément à un plan ». Il est urgent de saisir qu'après une phase similaire au chaos brownien, dans lequel aucune norme de prédictibilité n'était admise, nous nous retrouvons face à un nouveau paradigme, une autre phase historique avec ses règles (et non plus une phase révolutionnaire par essence transitoire). Nous sommes à l'entrée d'un tunnel, dans lequel le pouvoir veut engouffrer l'Algérie et duquel elle ne ressortira que là où il veut la mener, parce que ce pouvoir « ne vous laisse que le choix d'accepter ou d'être poussé à la marge et... de surcroît empêche le rapport de force de se mettre en mouvement ». Il faut donc dénoncer son option, non pas parce que c'est une impasse mais parce qu'elle associe ceux qui voudraient pérenniser l'Etat hybride et le système rentier et qu'en voulant les ménager, cette voie de sortie despotique ultra-libérale porte en permanence un caractère réversible. Il faut toujours se battre pour éclairer la société sur la nature de la crise, crise de la nature de l'Etat, mais aussi pour mettre en œuvre une voie de sortie radicale, celle de la double rupture. Même en dehors d'une transition consensuelle, elle doit, en associant les patriotes et démocrates qui ont fait face à l'hydre islamiste, faire émerger une Algérie démocratique s'appuyant sur une économie productive.