Kamel Meziti, historien des religions, spécialiste de l'islam, impliqué dans le dialogue des civilisations et des cultures est l'auteur de Dictionnaire de l'islamophobie aux éditions Bayard. -Qu'est-ce qui a motivé l'écriture de ce livre ? Pourquoi avoir choisi la forme d'un dictionnaire ? L'islamophobie n'est pas nouvelle mais elle est visible et prend la forme de ce qu'on appelle la haine décomplexée et ordinaire de l'autre. Elle est symptomatique d'un vivre ensemble qui est fortement remis en question. J'ai pensé que cela fait partie de mon rôle en tant qu'intellectuel de dénoncer les dérives auxquelles nous assistons. On s'élève pour moins que cela pour dénoncer la montée de l'intolérance : quand il s'agit de l'Islam, il y a quasiment un consensus sur le fait qu'on puisse au nom de la liberté d'expression stigmatiser une composante de la population française. J'aborde la thématique de l'islamophobie sous une forme un peu singulière, celle d'un dictionnaire qui reprend les dérives politiciennes, les discours médiatiques stigmatisants sur la question de la place de l'Islam dans la cité et des musulmans dans la société française. Le dictionnaire s'adresse à un grand public, il se lit facilement, même s'il y a un aspect historique important puisque j'introduis l'ouvrage par une quarantaine de pages consacrées aux bases théologico-historiques de l'islamophobie. -Comment expliquez-vous cette stigmatisation ? Cette «haine décomplexée», pour reprendre vos termes ? Il est vrai que sur le plan sociologique, il y a de nos jours une visibilité accrue de l'Islam en France. La composante de tradition ou de condition musulmane représente 10% de la population globale. Et, de ce fait, la France occupe une place importante et singulière en Europe. Deuxième élément : on assiste à des replis identitaires, dans l'Hexagone mais aussi en Europe, qui nient une religion qui est présente en Europe depuis des siècles. La crise économique est un troisième élément. On voit comment le politique instrumentalise les souffrances de nos concitoyens français en utilisant la bonne vieille recette du bouc émissaire. Il n'est pas question pour moi de faire de la surenchère victimaire. Je suis de ceux qui pensent avec beaucoup d'inquiétude que les ressorts de l'intolérance développée dans les années 30 à l'égard de la composante juive d'Allemagne prennent de nouvelles formes vis-à-vis de la composante musulmane. Je suis convaincu que la lutte contre l'antisémitisme et l'islamophobie sont les deux faces d'une même pièce. -Les musulmans ont-ils besoin d'afficher les signes de leurs pratiques religieuses ? Les femmes de se voiler intégralement ? L'Islam n'a pas besoin d'une visibilité accrue qui, justement, donnerait en quelque sorte le bâton à l'autre pour se faire frapper. Dans mon ouvrage, il n'y a pas la lettre V pour «voile» ou B pour «burqa». Ce n'est pas anodin parce que je considère que ce n'est pas là le débat essentiel et les véritables enjeux sont autre part, notamment sur le terrain de la citoyenneté. En même temps, je dénonce les stigmatisations et agressions dont font l'objet les musulmanes qui ont fait ce choix vestimentaire, au nom même des valeurs républicaines, socle de notre vivre ensemble. Je suis de ceux qui préconisent depuis un certain nombre d'années un Grenelle de l'Islam de France pour mettre sur la table les problématiques afférant à l'Islam, en mettant en synergie tous les acteurs : pouvoirs publics mais aussi et surtout la communauté musulmane dans sa grande diversité, les responsables cultuels, culturels, les citoyens, les experts, etc. pour un débat serein. Il est quand même assez symptomatique qu'on aborde la question de l'Islam que sous l'angle anxiogène, du voile, des barbus notamment ou, parfois, du terrorisme international. Pourquoi, dès lors, voir l'Islam à travers le prisme de l'étranger ? nous sommes dans le pays des droits de l'homme, un pays où les musulmans au même titre que les juifs, chrétiens… ont le droit de vivre leur foi sereinement. Pourquoi partir d'une marginalité pour globaliser ? Les extrêmes se nourrissent les uns les autres. J'ai été récemment interrogé par une chaîne de télévision sur la proposition du Haut Conseil à l'Intégration de reprendre une préconisation de Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle, à savoir une énième loi sur la laïcité qui interdirait le port du voile dans les universités. J'ai répondu que je m'étonnais que le HCI reprenne une préconisation de Marine Le Pen alors même que le président de la conférence des présidents des universités n'en veut pas, que l'Observatoire de la laïcité la récuse. On s'interroge à tort sur la compatibilité de l'Islam avec la République. Toutes les religions, en France, à commencer par le catholicisme, ont eu le temps de s'adapter à la laïcité. Il faut cesser de faire des procès d'intention à l'Islam et aux musulmans. Il y a de nombreuses causes exogènes à l'islamophobie que j'analyse dans le Dictionnaire de l'islamophobie, mais il faut aussi souligner la responsabilité des dirigeants cultuels musulmans et notamment celles du Conseil français du culte musulman (CFCM) qui est aujourd'hui une coquille vide et qui n'a pas suffisamment pris le taureau par les cornes pour dénoncer les dérives, qui a perdu de sa crédibilité alors qu'il souffre de légitimité sur le plan de la représentativité. Son existence même est remise en cause par la majorité de la communauté musulmane qui ne se sent plus représentée, si elle l'a été un temps soit peu un jour par cette institution moribonde. Les responsables cultuels de l'Islam ont aujourd'hui plus qu'hier encore, au vu des enjeux, un devoir d'excellence. -On assiste à l'émergence d'organisations qui affirment que leur objectif est la lutte contre l'islamophobie. A quoi l'attribuez-vous ? Il est impérieux de mettre en synergie les compétences, les talents et la diversité parce qu'on a aussi donné l'image d'un Islam monolithique, ce qui n'est pas le cas. J'attribue cette mobilisation à la recrudescence des faits islamophobes, je l'attribue aussi à une prise de conscience de ces concitoyens de référence musulmane qui souhaitent assumer leur rôle de citoyens à part entière et non plus entièrement à part. Pour un islam vécu sereinement dans le respect des règles républicaines, mais en toute transparence. Je pense que la composante musulmane française ne peut plus faire l'économie d'une introspection, être actrice de son propre devenir. -Pourquoi est-il si difficile de faire reconnaître l'islamophobie ? Pourquoi ce déni ? Il y a un déni sur le terme. Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, affirmait que «l'islamophobie est le cheval de Troie des salafistes». La France est mise sur la sellette par l'Europe au sujet des agressions physiques contre les musulmans, de la profanation de leurs mosquées et de leurs cimetières. On préfère diluer l'islamophobie dans un vaste magma de l'intolérance, ce qui revient à sous-estimer une problématique réelle, voire à la nier pour certains. Pourtant, on parle bien d'actes antisémites ou homophobes qui sont sanctionnés par la loi… S'il faut dénoncer toute forme de surenchère victimaire, il est tout autant important de dénoncer les lectures à géométrie variable : la République doit être ferme envers toutes les formes d'intolérance et l'islamophobie en fait partie. -Vous récusez ceux qui disent que les musulmans se communautarisent ? Qu'il y a de leur part un repli identitaire ? Le terme de communautarisme fait partie des concepts souvent mis en lien avec l'islam ou avec la population musulmane. Comme si les musulmans représentaient une cinquième colonne menaçant la république. Ce qui est inquiétant, c'est que ces assertions ne sont plus l'apanage de l'extrême-droite, elles gangrènent les institutions, y compris certains partis de gauche. Ce qui est dommageable pour notre vivre ensemble. -Vous parlez beaucoup du vivre-ensemble... Oui, et pour cause, je suis secrétaire général du groupe de recherche islamo-chrétien. Je me définis comme un utopiste déterminé. Il faut aussi de l'utopie pour avancer parce que le monde parfois n'est pas si beau que cela et dans le même temps je pense qu'un autre monde est possible si tout un chacun s'y attelle. Un certain Berthold Brecht, fuyant le nazisme, disait avec justesse : «Celui qui combat peut perdre mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.»