Ils ont embarqué à plus de 400 sur un bateau de moins de 30 mètres. Après avoir essuyé les tirs des Libyens, leur embarcation a pris l'eau. Le temps que les autorités maltaises arrivent, plus d'une centaine de migrants se sont noyés. El Watan Week-end s'est rendu à Malte où les rescapés du naufrage de vendredi dernier racontent leur tragédie. La Valette (Malte). «J'ai vu mes quatre filles avalées par cette mer maudite. J'ai entendu leurs cris sans être capable de les sauver. Elles avaient entre 2 et 10 ans seulement. Je voulais quitter la Libye où la mort nous guettait au quotidien pour leur assurer un avenir meilleur en Europe. J'aurai dû mourir avec elles. Survivre à mes filles est la chose la plus effroyable qui puisse m'arriver.» Le regard éteint, Abou Hussein Wahid Youssef, raconte sa tragédie vécue en haute mer. Vendredi dernier, son embarcation chargée de passagers clandestins a fait naufrage au sud de Malte et de Lampedusa, entraînant la mort de plus d'une centaine de migrants*, essentiellement des Syriens partis de Libye et des Palestiniens. Aujourd'hui, il ne sait pas ce qui est arrivé à sa femme, saine et sauve mais récupérée par les Italiens, elle ignore toujours ce qui est arrivé à ses filles. «Elle pense qu'elles sont en vie. Le jour où elle apprendra qu'elles ont péri, elle deviendra folle», soupire-t-il. Entouré de quelques rescapés du naufrage, Abou Hussein est inconsolable. Originaire de Damas, il vivait avec sa famille en Libye depuis 1998. Il aspirait à un horizon plus paisible que celui d'un pays livré aux milices armées, comme de nombreuses familles embarquées à bord de ce maudit bateau parti de Zwara. Tirs de sommation Une traversée fatale et des heures interminables que racontent aussi les naufragés que nous avons rencontrés à Hal Far. C'est là, dans ce village à 10 km de La Valette, qu'une ancienne caserne, transformée par les autorités en un centre d'accueil, reçoit des migrants clandestins au début des années 2000. «Nous avons rejoint le petit bateau, d'à peine 27 mètres, dans de petites barques, par petits groupes. Une fois tout le monde à bord, l'embarcation était tellement chargée qu'elle a pris eau. Nous étions plus de 400 à bord, la plupart des familles avec des enfants. Il était 23h, raconte Allaa, 27 ans, embarqué avec sa femme et leur petite fille, Maram, âgée seulement d'un 1 an et demi. A peine une demi-heure après, nous avons été surpris par un autre bateau qui nous a pris en chasse. Son équipage a effectué des tirs de sommation. Arrivé à notre niveau, nos assaillants se sont présentés comme étant des gardes-côtes libyens, mais ils portaient des tenues civiles. Ils nous ont demandé de nous arrêter, mais notre capitaine refusé.» Allaa se souvient de la tournure dramatique des événements. «Ils ont commencé à tourner autour de notre bateau en essayant de le déstabiliser. Puis subitement, ils ont disparu. On pensait qu'ils allaient nous laisser en paix. Puis vers 2h, ils sont réapparus et se sont mis à nous tirer dessus, provoquant une panique générale à bord. Pour les dissuader, on a montré nos enfants et nos bébés, mais c'était peine perdue. Ils continuaient à tirer, touchant trois d'entre nous. Le bateau était troué de partout par les tirs.» Intenable Inévitablement, la fragile embarcation qui continuait sa route a commencé à vaciller. L'eau entrait de plus en plus. «Tout le monde s'est affolé. On s'est dit que le bateau allait couler et nous avec. Qu'on allait mourir noyés en pleine nuit sans que personne ne le sache.» Aïcha, la femme de Allaa, ne peut pas à retenir ses larmes. «J'ai pris ma fille dans mes bras et je l'ai attachée à moi. Je ne voulais pas la perdre, je ne pouvais pas la laisser se noyer toute seule.» Finalement, la marine italienne, venue aider la marine maltaise, lui l'ont enlevée. «Elle est en Sicile. Les Italiens nous ont envoyé des photos des enfants qui sont chez eux, on a reconnu Maram.» En attendant de la retrouver, Aïcha s'occupe d'une petite fille, Limar, dans le centre d'accueil. «Elle a 5 ans, ses parents n'ont pas survécu au naufrage. Elle ne sait pas encore ce qui est leur arrivé. Elle passe le temps à appeler sa maman. C'est intenable. Notre vie est un drame qui n'en finit pas.» Cordon ombilical Voyant que son bateau allait inévitablement faire naufrage, le capitaine a lancé un appel au secours via un téléphone cellulaire. «C'était vers 15h, le bateau commençait sérieusement à prendre eau, des pièces ont sauté. Toute la partie arrière était déjà sous l'eau», relate Chady, jeune Syrien qui a échappé plusieurs fois à la mort lors des bombardements d'Alep. «Le capitaine a appelé le Croissant-Rouge italien, mais on nous a répondu que nous étions plus proches des côtes maltaises que de Lampedusa. On nous a suggéré d'appeler Malte. Les autorités nous ont promis d'arriver le plus vite possible.» Mais les minutes d'attente ont été fatales pour de nombreux passagers. Avant que la marine maltaise n'arrive, le bateau s'était déjà transformé en épave flottante, coinçant certains des passagers. «Les trois personnes blessées par balles, immobilisées, n'ont malheureusement pas pu s'en sortir. Une femme, enceinte de 8 mois, a accouché par panique. Son bébé est resté attaché à sa mère. Le cordon ombilical ne s'est pas coupé. Comme elle n'a pas pu bouger, elle y restée, elle et son bébé. Vous vous rendez compte ? Le bébé est mort au moment même où il naissait…», relate Imad, un rescapé. Puis soudain, il se tait. Les mots ne suffisent plus pour exprimer toute la souffrance. Oum Maryam, 55 ans, ne sort plus de son container qui sert d'abri pour les réfugiés. Engloutis Elle ne cesse de pleurer ses deux filles et son mari, engloutis par la mer. «Nous étions quatre au départ et voilà que je me retrouve seule. J'ai vu mes deux filles se noyer, mon mari partir à leur secours. Aucun d'entre eux n'est revenu. Tout ça est de la faute de Bachar, le boucher de Damas. C'est lui qui nous a poussés à fuir notre pays, on a échappé à ses bombes, il nous a poussés à mourir noyés», dit-elle en sanglots. Les survivants affirment tous que la plupart des victimes étaient des enfants. «Nous aurions tous préféré couler. Nous avons regardé, impuissants, la mer engloutir nos enfants, des femmes, nos proches sans pouvoir rien faire. Rester vivant après ce drame, c'est mourir chaque instant», se désole un jeune rescapé qui a pu sauver une fille pendant le naufrage. Abou Chady, Palestinien, sa femme, Syrienne, et leurs deux enfants aussi voulaient fuir la guerre en Syrie. «Nous vivions dans le camp des réfugiés de Yermouk. Il a été bombardé par l'armée syrienne. Notre vie est devenue incertaine, nous étions contraints de quitter le pays. Nous voulions rejoindre la Suède où mon frère habite. Le moyen le plus sûr était de gagner la Libye pour rejoindre l'Europe clandestinement, assure-t-il. Deux mois après notre arrivée en Libye, nous sommes entrés en contact avec d'autres Syriens. Un trafiquant, Khaled Ezwari (de Zwara), pouvait nous faire entrer en Europe. Il a rassemblé une dizaine d'entre nous une semaine avant le départ. Nous avons dû payer 1300 dollars par personne, 500 dollars pour les enfants. J'ai vendu tous mes bijoux pour payer le passage. Au final, j'ai payé pour envoyer ma famille à la mort…» Pour le trafiquant, envoyer toutes ces familles à la mort lui a rapporté quelque 500 000 dollars. Si les rescapés lui en veulent, ils en veulent aussi à la terre entière. Sanitaires Au régime politique de leur pays. Aux Libyens qui les ont maltraités. Aux Européens qui ne viennent pas à leur aide. A Dieu qui les a envoyés sur Terre. Ils en veulent à eux- mêmes aussi. Ils ont peut-être échappé aux tirs des Libyens et à la noyade, mais leur calvaire continue dans ce centre d'accueil de Hal Far. Entassés dans des conteneurs sans sanitaires – deux familles dans un conteneur – sous une chaleur étouffante, au milieu d'une autre population de réfugiés subsahariens, ils attendent. Certains espèrent rejoindre leur famille en Europe. «Nous ne pourrons pas rester ici plus d'une semaine, déplore une jeune femme avec un bébé de 6 mois. Les conditions de vie sont intenables dans ce centre dépourvu d'assistance médicale et psychologique.» Des volontaires maltais leur viennent en aide en leur offrant des couvertures, des médicaments, des puces téléphoniques et de la nourriture. Mais cela reste insuffisant. «Nous sommes un petit pays, nous faisons de notre mieux pour les prendre en charge, mais nos moyens sont extrêmement limités. Nous appelons l'Union européenne à nous porter assistance pour y faire face», a déclaré, à El Watan Week-end, Kurt Farrugia, porte-parole du Premier ministère maltais. Les rescapés du naufrage craignent d'être oubliés là. Tous en appellent à la conscience humaine. «Aidez-nous, répètent-ils. Sortez-nous de cet enfer.»