Le démantèlement, la semaine dernière, d'un réseau spécialisé dans la délivrance de fausses décisions d'attribution de terrains et permis de construire dans la région d'Alger relance le débat sur l'épineux fléau de la mafia du foncier qui sévit depuis de nombreuses années et contribue à l'agression pure et simple du paysage urbain dans plusieurs régions du pays. Des terres agricoles détournées, des espaces publics squattés, des deniers publics dilapidés. Ce sont entre autres les constats amers qui ne cessent d'être dressés d'une manière récurrente durant ces deux dernières décennies. La question qui mérite d'être posée à présent dépasse le stade des constations pour aller plus loin et chercher les raisons pour lesquelles le patrimoine foncier suscite à ce point l'appétit vorace des réseaux maffieux. L'urbanisation fulgurante et incontrôlée qu'a connue la wilaya d'Alger ces deux dernières décennies est un cas d'école qui illustre clairement ce processus de consommation effrénée de l'espace dont les terres arables sont les premières à subir les conséquences. Ce n'est pas la première fois que des affaires de cette nature viennent à être décelées. Bien au contraire, en l'absence de sanctions fermes et rigoureuses, ces bandes de malfaiteurs semblent agir sans être sérieusement inquiétées pour ne pas dire agissent avec une assurance qui rime avec impunité. Spécialistes et responsables de l'administration sectorielle s'accordent sur le fait qu'à l'origine de la dilapidation effrénée des ressources en terres au profit de l'extension urbaine il y a comme principale raison la libéralisation du marché foncier sans pour autant prévoir des garde-fous afin d'asseoir une meilleure maîtrise du développement spatial des périmètres urbains. A titre de rappel, il est clair que cette nouvelle orientation prônant la mise en place d'un marché foncier libre en adéquation avec la mise en œuvre de la politique d'économie de marché dans le pays remonte à la fameuse loi 90-25 de 1990, portant orientation foncière et qui demeure en vigueur à ce jour. Résultat de cette nouvelle politique : en l'espace de 20 ans, la wilaya d'Alger a vu sa superficie agricole utile (SAU) réduite d'une façon conséquente. Selon les différentes statistiques recueillies après des services agricoles de la wilaya, la SAU d'Alger est passée en 2010 sous la barre des 40 000 hectares alors qu'elle avoisinait les 50 000 ha avant 1990, soit quelque 10 000 ha ont dû être transférés à d'autres secteurs utilisateurs. Une évolution qui a été accompagnée par une tendance remarquablement à la hausse des pressions urbaines et démographiques au niveau de la capitale. Selon le dernier Recensement général de la population et de l'habitat (RGPH) de 2008, la wilaya d'Alger connaît une densité de population de 3666 hab/km², alors que la moyenne nationale ne dépasse pas les 16 hab/km². Globalement, dans la wilaya d'Alger, les acteurs et spécialistes du secteur de l'immobilier relèvent trois principales formes de consommation des ressources foncières depuis la libéralisation du marché foncier. Urbanisation tous azimuts Les pouvoirs publics ont procédé à la mise en œuvre de nouveaux plans d'aménagement et d'extension de la wilaya d'Alger. Sur le terrain, cette révision s'est traduite par la mobilisation de nouvelles assiettes foncières pour le secteur de l'urbanisme et de l'habitat dans le but de desserrer la crise de logement dans le grand Alger et atténuer la tension sociale. En conséquence, la nouvelle politique d'urbanisation et modernisation de la capitale n'a pas été sans impact sur le rétrécissement de la surface agricole dans les périmètres périurbains, notamment dans la partie sud vers la plaine de la Mitidja. Les atteintes aux superficies cultivables ont bel et bien eu lieu malgré les recommandations émises initialement pour la préservation des terres agricoles lors de la mise en œuvre du nouveau plan. En conséquence, la nouvelle politique a débouché sur de nouvelles formes de privatisations et de cessions successives. Au niveau des services administratifs, aucune volonté d'arrêter cette tendance d'urbanisation massive n'est relevée. C'est ainsi qu'après 2010, il y a eu la révision du PDAU d'Alger avec comme objectif principal l'extension des périmètres urbanisables. Cette dynamique urbaine a entraîné de fortes pressions démographiques qui ne feront qu'accentuer à l'avenir les tensions sur les terres agricoles. L'autre forme de consommation des espaces est la mobilisation du foncier industriel. A cet égard, le développement de l'activité industrielle a connu une hausse spectaculaire dans la région d'Alger à travers les multiples mesures d'incitation et d'aide à l'investissement visant à faciliter l'accès au foncier. Comptant quatre zones industrielles (El Harrach, Oued Semmar, Reghaïa et Rouiba) et 26 zones d'activités, la région d'Alger affiche de nouveaux besoins en foncier industriel, sachant qu'aucune des zones existantes ne dispose de lots disponibles, alors qu'au niveau de l'Agence nationale de développement de l'investissement (ANDI), plus de 50% des dossiers de création d'entreprises dans la wilaya d'Alger sont confrontés au problème du foncier. Cependant, les entreprises déjà existantes dans la plupart des cas expriment de nouvelles demandes de terrains pour les besoins d'extension de leurs structures. Dans l'ensemble, la région d'Alger jouit du tissu industriel le plus dense au niveau national avec près de 1400 entreprises, selon le premier recensement économique de 2011. Scandales en cascade Comme cela vient d'être révélé par les services agricoles, Alger a perdu pas moins de 10 000 ha de son potentiel agricole en l'espace de deux décennies. Dans le sillage de ce processus, le détournement illégal des terres y est pour beaucoup. Intervenant dans un contexte marqué par une crise politique aiguë, la libéralisation du marché foncier au début des années 1990 a débouché sur la multiplication des cas de dilapidation d'assiettes de terrains. Les rapports de l'IGF, la Cour des comptes et de la gendarmerie renseignent sur l'ampleur du phénomène. Un rapport de l'IGF fait ressortir deux faits majeurs : d'un côté, les détournements qui ont touché les terres agricoles ont eu lieu entre 1994 et 2000 et, de l'autre côté, la mauvaise gestion des affectations des terres et des attributions qui sortent du cadre de la légalité dont ont bénéficié des opérateurs économiques, entraînant la consommation d'importantes surfaces agricoles pour l'installation des unités industrielles, de commerce ou de services. En revanche, l'absence de sanctions fermes à l'encontre des responsables et autres acteurs qui se sont rendu coupables d'actes de détournement de terres et décisions de récupération des terres détournées n'a fait qu'encourager les réseaux maffieux. A titre indicatif, en 2005-2006, la justice a émis plusieurs dizaines de décisions de démolition des constructions illicites sur les terres agricoles dans les pé riphéries sud et est d'Alger, mais celles-ci ne sont pas appliquées à ce jour. Bien au contraire, l'Etat a décidé de régulariser toutes les constructions non conformes à la législation et réalisées sans permis de construire, comme cela a été le cas avec l'instruction émise en septembre 2012 par le ministère de l'habitat portant allègement des modalités de régularisation des constructions non conformes. Des sources au sein des services agricoles ont fait état de nombreux litiges qui entourent le foncier agricole dans la région d'Alger. Les atteintes aux terres agricoles se comptent en dizaines. Des infractions multiples sont également retenues à l'encontre des exploitants agricoles qui se rendent coupables de l'abandon de terres qui leur sont attribuées ou d'y exercer des activités qui s'apparentent à la spéculation immobilière. Perspectives pessimistes En 2012, le wali d'Alger a demandé à l'APW d'adopter une proposition de défalcation de plus de 10 hectares de terres agricoles et leur réaffectation au secteur de l'urbanisme. Cette démarche renseigne sur la volonté des pouvoirs publics à poursuivre le même processus qui ne fait que se répercuter sur le potentiel foncier. L'APW d'Alger, pour sa part, a recensé au total la conversion de près de 800 hectares de terres agricoles entre 2005 et 2011, dont 600 ha pour la réalisation de logements et le reste pour les équipements éducatifs et infrastructures diverses. La Commission agriculture et urbanisme de l'APW a fait savoir que «ces terres appartenaient à des exploitations collectives et individuelles (EAC et EAI) avant leur intégration au PDAU d'Alger». Ainsi, si les détournements illégaux semblent freiner ces dernières années, la consommation des sols dans le cadre de la conversion pour la réalisation de projets d'utilité publique, en revanche, a pris de l'ampleur. Des sources au sein de la wilaya d'Alger recensent quelque 5000 hectares de terres cultivables qui devaient être affectés à l'urbanisation entre 2007 et 2015, dont une grande partie jouit de hautes potentialités agricoles. Cependant, entre 2000 et 2010, pas moins de 3000 ha ont déjà été consommés, et ce sont des terres de haute valeur qui ont perdu leur vocation agricole et qui ont été intégrées au nouveau PDAU d'Alger. Par ailleurs, c'est la question des prérogatives de l'administration chargée du secteur agricole en matière de protection des terres qui se pose. A cet égard, un cadre du secteur estime que «la protection des terres implique un arrêt définitif de l'extension urbaine dans les régions à hautes potentialités agricoles, chose qui ne relève pas de nos prérogatives».