Des centaines d'Algériens risquent de perdre la vue par manque de greffons cornéens. L'importation est stoppée depuis juin 2012 suite à des soupçons de trafic qui n'ont pas été confirmés. Des centaines de patients au niveau national, nécessitant une greffe de cornée sont en attente depuis 2011 d'être pris en charge. L'arrêt de l'activité dans les centres hospitaliers depuis cette date, faute d'importation des greffons par l'Institut Pasteur d'Algérie (IPA), n'a fait que rallonger les listes d'attente dans les différents services d'ophtalmologie. Les malades sont ainsi contraints de se rendre à l'étranger à leurs frais – particulièrement en Tunisie – pour bénéficier de cette intervention chirurgicale simple à réaliser, selon les spécialistes. Le chef du service d'ophtalmologie au centre hospitalier Hassani Issad de Beni Messous, le professeur Mohamed Tahar Nouri, a tiré la sonnette d'alarme à l'occasion de la célébration de la Journée mondiale de la vue célébrée le deuxième jeudi du mois d'octobre. Il a déclaré que l'hôpital de Beni Messous effectuait une centaine de greffes de cornée par an, alors qu'aujourd'hui 200 personnes en sont privées au niveau du même service. Elles attendent toujours l'arrivée de ces greffons importés des Etats-Unis. Les différents chefs de service des grands centres hospitaliers – le Pr Hartani au CHU Mustapha Bacha, le Pr Tiar au CHU de Bab El Oued et le Pr Chachoua à l'hôpital Parnet de Hussein Dey – enregistrent tous les jours de nouveaux cas et n'y peuvent rien. Ils associent leurs voix à celle du Pr Nouri pour dénoncer le laxisme des autorités sanitaires face au drame que vivent des centaines de jeunes patients algériens qui risquent la cécité. Qui est responsable de cette situation catastrophique ? Il faut d'abord rappeler que l'Institut Pasteur d'Algérie (IPA) est chargé, depuis 2001, par le ministère de la Santé, en tant que seul organisme autorisé à importer des greffons de cornée pour l'Algérie, de centraliser les achats de transplants de sorte à réguler les importations, la distribution, la traçabilité, le suivi et le contrôle. Cette mission s'inscrit, selon la décision du ministère de la Santé, «dans le cadre du programme d'action humanitaire du ministère de la Santé d'approvisionner et distribuer gratuitement les greffons aux établissements dûment habilités à pratiquer de greffes de cornée». L'acquisition de ces cornées est uniquement faite dans le cadre de dons. «Elles ne peuvent obéir à des règles commerciales et non soumises à l'appel d'offres relatif aux dispositions du code des marchés. Seules sont payées les charges inhérentes à leur transport, leur conservation et aux analyses de contrôle sanitaire, etc.», révèle une source bien informée. L'arrêt de l'importation serait donc liée à une enquête des services de sécurité sur l'approvisionnement de ces greffons «acquis sans consultation ou appel d'offres suite à une plainte déposée par le ministère de la Santé», ajoute notre source, avant de préciser que c'est l'ex-ministre, Djamel Ould Abbès, qui serait derrière cette action, d'où l'arrêt des approvisionnement en cornées. «L'ex-ministre a procédé d'abord au limogeage du directeur général de l'IPA, le Pr Tazir, en juin 2012, une décision liée à l'attribution du marché des vaccins contre la grippe dans le cadre d'un appel d'offres de l'IPA qui n'a pas été du goût de Ould Abbès», signale notre source. Ainsi, les dernières commandes remontent à 2011 avec une livraison de 590 unités. Les greffons prévus pour le mois d'avril 2012 avaient été commandés à Medpro Ophtalmic et ont été réceptionnés puis remis aux établissements de santé destinataires. Le fournisseur a été payé. Les greffons objet du programme de mai 2012 ont été commandés à la société Vision Optima Ltd. «Ces greffons ont également été livrés, remis aux établissements de santé et greffés sur les malades en attente sans aucune réserve. La procédure de paiement a été engagée le 5 juin 2012 pour quatre factures au lieu des six reçues ; il manquait deux factures, puis il y a eu le limogeage du directeur général. Un des fournisseurs a engagé une action en justice contre l'IPA.» Depuis, aucune greffe n'a été réalisée sans la moindre explication. Interrogé à ce sujet, l'ex-directeur général de l'IPA, qui a dirigé cette opération initiée par ses prédécesseurs en 2001, le Pr Tazir, affirme avoir été entendu par les services de sécurité en tant que témoin ainsi que d'autres responsables et collaborateurs au niveau de l'institution. «Le Pr Tazir a accompli sa mission dans le respect des lois de la République», assure notre source. «Comment peut-on arrêter une activité médicale, dont le résultat est capital dans la vie des patients, pour des questions commerciales ?», s'interrogent de nombreux spécialistes, qui relèvent : «Il est important de savoir que ces greffons sont un don d'une banque des yeux américaine. Ces greffons ne sont pas achetés. Comment peut-on alors les soumettre à un appel d'offres ?» Effectivement, l'Algérie importe ces greffons par l'intermédiaire d'une entreprise, Medpro Ophtalmic, sise aux USA, et cette importation s'opérait par de simples bons de commande successifs, sans contrat ni cahier des charges. Les bons de commande reprenaient les demandes exprimées par les CHU et les EHS, et ce, depuis 2001, année durant laquelle quinze cornées ont été acquises. A l'arrivée du Pr Tazir, de nouvelles mesures ont été prises pour assurer un meilleur approvisionnement, avec la mise en place un cahier des charges et l'établissement d'un contrat pour les fournisseurs. Les mêmes dispositions ont été appliquées au second fournisseur, dont l'offre a été soumise au ministère de la Santé. Dans sa correspondance du 9 octobre 2011, le chef de cabinet du ministère de la Santé, M. Halimi, a fait suivre à la direction générale de l'IPA l'offre de service émanant de la société Vision Optima Ltd, basée à Londres, proposant au ministère la fourniture de greffons pour la transplantation des cornées oculaires en Algérie. Une offre prise en considération vu qu'un bon nombre de malades menacés de cécité attendent impatiemment des greffons. Il a été donc décidé de conclure un contrat identique à celui établi avec le premier fournisseur. «Ce qui permettra de pallier aux éventuelles défaillances de l'un des deux et de sortir de la dépendance d'un fournisseur unique détenant le monopole de la fourniture de cornées pendant plus d'une décennie», commente notre source. Et de signaler que les documents relatifs à la traçabilité accompagnant chaque cornée reçue ont permis de comparer la qualité et le sérieux de la prestation de chacun des deux fournisseurs. Le ministère de la Santé est resté, durant toute cette période, muet face à cette situation, malgré les sollicitations des professeurs en ophtalmologie. «M. Ziari, l'ex-ministre de la Santé, a été saisi à propos de ce problème, mais hélas rien n'a été fait», regrette un médecin ophtalmologiste. L'affaire serait donc close au niveau des services de sécurité puisque le dossier serait vide, selon certaines indiscrétions. En attendant, des centaines de patients espèrent être programmés pour enfin bénéficier de cette greffe tandis que d'autres sont sans doute devenus aveugles. Les spécialistes appellent au prélèvement sur cadavre L'arrêt de l'approvisionnement des greffons de la cornée a sérieusement perturbé le programme national de greffe initié en 2001 dans le cadre de la lutte contre la cécité. Le retard dans la mise en place d'une banque des yeux et la possibilité de prélèvements de cornées sur cadavre ont compliqué la situation, selon les spécialistes. Le recours à l'importation de greffons cornéens, pour le traitement des malvoyants souffrant de pathologie incurable de la cornée, était considéré comme une alternative en attendant de mettre en place une banque des yeux. Les transferts pour soins à l'étranger ont été d'ailleurs supprimés puisque les patients sont pris en charge en Algérie par des Algériens. Le Pr Nouri regrette que le prélèvement de cornée sur cadavre, qui était systématique par le passé, ne se fait plus vu que la loi exige l'accord de la famille de la personne décédée. Il estime que les nouvelles lois sur la greffe et la transplantation d'organes en Algérie entravent le prélèvement de cornée qui repose sur le facteur temps, en précisant que le prélèvement doit se faire durant les 8 heures qui suivent le décès. Il estime que le meilleur moyen de développer la greffe de cornée en Algérie est l'ouverture d'un registre au niveau des hôpitaux pour les personnes désirant faire don de leurs organes après leur décès. «Ce qui permettra d'avoir des cornées en bon état et une meilleure traçabilité et surtout les utiliser le plus tôt possible», a-t-il souligné. Et de préciser : «Les jeunes privés de transplantation de cornée risquent de perdre la vue.» Le Pr Nouri signale que de nombreux jeunes adultes souffrent de graves problèmes de la vision causés par une déformation chronique de la cornée (kératocône), une maladie très fréquente. Il appelle ainsi à la modification de la législation en vigueur et son adaptation au progrès technologique et scientifique. Abondant dans le même sens, le Pr Hartani, chef du service d'ophtalmologie à l'hôpital Mustapha Bacha, estime les besoins nationaux en matière de greffons de cornée à plus de 1500 par an. A signaler que plus de 1500 greffes de cornée ont été réalisées depuis 2007 à ce jour dans les établissements nationaux spécialisés. «Nous n'avons plus de cornée depuis plus d'un an et demi sans aucune explication du ministère de la Santé. Il n'y a aucune information à ce sujet et cela n'a pas l'air d'inquiéter quiconque», a-t-elle déploré. Le Pr Chachoua, chef de service à l'hôpital Parnet, regrette, pour sa part, que la situation soit arrivée à ce niveau-là. «Chaque service a son lot de patients qui attendent. Il n'est pas normal que des jeunes Algériens soient pénalisés alors que les praticiens ont été formés à cet effet et que la greffe est réalisée dans plusieurs établissements de santé», a-t-elle indiqué. Et d'appeler à la mise en place effective de la banque des yeux ainsi que la relance du prélèvement sur cadavre, car l'importation de greffons est loin de régler ce problème de santé publique. Pour le Pr Tiar, chef de service à l'hôpital de Bab El Oued, de nouveaux cas arrivent tous les jours en consultation dans les différents établissements et on a des greffons tous les jours dans les morgues des hôpitaux, il faut seulement vouloir faire. «Il y a beaucoup de jeunes praticiens qui opèrent et avec succès. On ne peut pas arrêter une dynamique mise en marche depuis plus d'une décennie. La banque des yeux est obligatoire», a-t-elle ajouté, en déplorant que des patients se rendent en Tunisie pour un tel soin.