Samakatoun !» Tournés vers le centre de la petite salle de classe, huit enfants, tablier rose et bleu de rigueur, répètent les mots que des milliers d'écoliers algériens apprennent chaque année. «Siyaratoun !». Un casque lourd et oppressant, vissé sur les oreilles, les bambins scrutent attentivement les mains et les lèvres de la maîtresse, tandis que leurs oreilles, trop faibles, écoutent sa voix amplifiée par le gros micro qu'elle porte. Trépignant sur son siège, Aya, 7 ans, ne peut s'empêcher de se tourner pour faire la conversation. Pourtant, avant son inscription à l'école pour sourds-muets de Télemly, rien ne la prédisposait à clamer : «Mon papa s'appelle Kamel !» Car dans ce vaste établissement juché à Télemly, au milieu des arbres, d'une hydre-fontaine et de sentiers boisés, on aide des enfants sourds à développer leur ouïe et leur voix et à apprivoiser leur handicap afin de mener une vie «normale». Et comme la petite Aya, ils sont quelque 120 enfants sourds et malentendants à suivre une scolarité «quasi normale» dans ce centre, l'une des écoles étatiques spécialisées du pays. Ils sont aussi nombreux à venir des quatre coins de l'Algérie, l'établissement disposant d'un internat, afin de recevoir cette éducation «adaptée». Un peu plus loin de la première classe, huit autres écoliers sont en plein cours. «Celle-ci est une classe particulière», explique Nacéra Bendine, la directrice de l'école. «C'est la seule à l'échelle nationale à être dotée d'un système FM. Les enfants appareillés reçoivent les ondes de la voix de l'institutrice directement à leur oreille. Ils n'ont ainsi pas à supporter le casque, qui est très gênant, et la maîtresse peut aussi régler, grâce au filtre, l'intensité des ondes qu'ils entendront», explique-t-elle. Et c'est d'ailleurs avec fierté qu'elle fait visiter ce «bijou» d'école, à maints égards. L'école peut accueillir des bambins présentant différents paliers de surdité, parfois accompagnés d'autres handicaps, dès l'âge de 2 ans, car une prise en charge est largement plus efficace lorsqu'elle est précoce. S'ensuit un cursus de longue haleine, durant lequel l'enfant, épaulé par une équipe pluridisciplinaire, «dompte» ses sens tout en suivant une scolarité basée sur le programme «ordinaire» de l'éducation nationale. Démutisation, lecture labiale et autres cours spéciaux côtoient la lecture, les maths et l'anglais. Ceux qui réussissent dans les études continuent leur bonhomme de chemin, tandis que les autres sont dirigés, à partir de 17 ans, vers la formation professionnelle, où ils apprennent une activité pour en faire leur métier. «Ils ont en main toutes les clés d'une réelle intégration dans la vie sociale et professionnelle», s'enthousiasme Meriem, responsable pédagogique de l'école. Et ce n'est qu'à demi-mot que l'on reconnaît que ces enfants sont «chanceux». «En ce qui concerne la prise en charge, la nature de leur handicap, les méthodes et les moyens font que les voies et alternatives offertes à nos pensionnaires ne sont pas les mêmes que pour les autres», explique Meriem. 9000 enfants en liste d'attente, beaucoup plus pas ou mal scolarisés Des privilégiés ? Assurément. Car les élèves de l'école de Télemly ne représentent qu'une partie infime des enfants nécessitant une prise en charge spécifique. Ils sont, selon les chiffres récemment avancés par la ministre de la Solidarité nationale, plus de 9000 à être sur une liste d'attente afin d'intégrer l'un des centres spécialisés que compte le pays. Et ils sont probablement beaucoup plus nombreux. «La ‘liste d'attente' signifie que ce sont les enfants dont les parents ont fait la démarche d'une scolarisation ou d'une intégration en centre spécialisé. Notre société étant encore empreinte du tabou de l'handicap, nous pouvons aisément imaginer que le nombre d'enfants qui ne sont pas du tout ou mal pris en charge soit le triple», estime Hussein Aït Ouyahia, fondateur de l'ONG suisse LudEco. Combien sont-ils réellement ? Impossible de le savoir. Et pour cause : aucune statistique fiable et exhaustive n'existe, pas même au ministère de la Solidarité nationale. «Nous ne comptabilisons que les handicapés inscrits dans nos services, qui détiennent une carte d'invalidité et perçoivent une pension», explique ainsi Malika Mekaoussi, directrice générale de la protection et de la promotion des personnes handicapées au sein de ce ministère. Quid de ces petits qui voient la vie défiler sans trouver d'écoles adaptées ? Entre liste d'attente et impossibilité d'une prise en charge idoine, les parents d'enfants en situation extraordinaire ne savent pas à quel saint se vouer. Et comme trop souvent, l'on oppose à une détresse l'argumentaire imparable du chiffre. «Enormément de progrès ont été faits en la matière. Aujourd'hui, il existe 186 établissements publics, où un effectif global de 18 846 enfants ont fait leur rentrée en 2013», affirme Mme Mekaoussi. Sur ces 186 structures, 122 sont des centres psychopédagogiques «pour handicapés mentaux», toutes maladies confondues, tandis qu'il y en a 43 pour enfants sourds et malentendants, 22 pour enfants non-voyants, 7 pour les insuffisants respiratoires et 7 autres pour les handicapés moteurs. D'ailleurs, au ministère de la Solidarité, on fait la part des choses, il est question de scolarisation dès lors que l'enfant est atteint d'un handicap qui «n'altère» pas son quotient intellectuel. «Il est difficile de parler de scolarité lorsque le QI de l'enfant est bas, à l'instar des trisomiques ou des autistes. Dès lors, il s'agit plus de ‘‘sociabilisation'', d'un accompagnement pour faire en sorte que l'enfant soit autonome, qu'il soit propre, qu'il mange seul, etc.», avance Mme Mekaoussi. Non au «gardiennage», oui à l'intégration ! «Du gardiennage plutôt !», rétorque, amer, Mahmoud Amoura, vice-président de l'Association nationale pour l'insertion scolaire et professionnelle des trisomiques (ANIT). «La prise en charge dans ce type de centres psychopédagogiques n'est pas un traitement spécifique à chaque type de déficience. Les trisomiques, les autistes, les IMC et autres handicaps sont logés à la même enseigne, ce qui est contraire à toutes les recommandations médicales et pédagogiques», poursuit-il. Partant de ce constat, les associations ont entamé, il y a une vingtaine d'années pour certaines, un combat de longue haleine, afin de faire évoluer les mentalités, et qu'enfin les enfants ne soient plus relégués à «un objet que l'on cache». L'ANIT, depuis sa création dans les années 1990, n'a cessé de prêcher un principe fondamental : évoluer dans un milieu ordinaire est essentiel à l'épanouissement et à l'évolution des capacités d'un enfant atteint de trisomie. «En 2000, nous avons convaincu le ministère de l'Education nationale de nous donner des salles dans des établissements afin d'y scolariser nos petits», relate M. Hammada, membre fondateur et trésorier de l'ANIT. C'est ainsi qu'en 2002, une poignée d'enfants font leur première rentrée scolaire dans des classes intégrées. Petit à petit, le réseau de l'ANIT, conforté par la réussite de cette expérience, s'étend. Aujourd'hui, ils sont près de 500 bambins trisomiques à prendre chaque matin le chemin de l'école au côté des «autres» enfants. «C'est une victoire quotidienne. Mais cela reste dérisoire», commente Youcef Chibani, président de l'ANIT. «Les enfants des classes intégrées de l'ANIT ne représentent que 1% de la population trisomique en âge de scolarisation. Insignifiant…», s'attriste-t-il. D'autant plus que l'Etat ne se fait pas très généreux. «Nous avons pu signer une convention avec la CNAS, qui nous subventionne à hauteur de 60 000 DA par enfant et par an. Ce qui équivaut à 313 DA par jour. Cette somme nous sert à couvrir le salaire du personnel, éducateurs, enseignants et orthophonistes, dont nous prenons aussi en charge la formation», décortique M. Hammada. Une société inclusive ? Pas pour demain… Faire en sorte que l'école s'adapte à l'enfant. Depuis vingt ans que l'Association des parents d'infirmes moteurs d'origine cérébrale de Sétif (APIMC) active pour que les enfants «IMC» puissent suivre un cursus scolaire, elle aura tout fait pour que cette maxime soit appliquée partout dans cette wilaya. «Grâce à la bonne collaboration avec l'Association de lutte contre les maladies neuro-musculaires, la DEW et l'APC, les élèves IMC et myopathes de la wilaya de Sétif ne rencontrent pas les difficultés d'accès signalées dans les autres wilayas», se réjouit Maurice Moreaux, médecin de l'association. Ainsi, tous les inspecteurs et directeurs connaissent la réglementation leur enjoignant de «descendre» au rez-de-chaussée la classe de l'élève handicapé moteur. Cet aménagement est appliqué pour tous les élèves qui entrent en première année primaire, de collège ou de lycée. Mais si les acteurs scolaires ont suivi cette politique inclusive, il n'en demeure pas moins qu'ils sont minoritaires. «Nous faisons face à un problème d'accessibilité pour, par exemple, la jeune Abir, qui a décroché son bac en juin et est admise en faculté de lettres. Les concernés sont à la recherche d'une solution pour réaliser, le plus rapidement possible, les ‘plans inclinés' qui lui permettront d'accéder aux salles de cours et de TD », tempère M. Moreaux. Si le système éducatif, pourtant obligatoire, ne les accepte qu'avec peine, une intégration réelle est aujourd'hui rare, quasi chimérique. Et c'est cette lancinante question qui obsède tant de parents : et après ? «Que va devenir mon enfant ? Quel avenir aura-t-il ? Et surtout qui s'en occupera quand je ne serai plus là ? », peut-on entendre, même lorsqu'ils ne le formulent pas. «Mon fils a aujourd'hui 28 ans. Il est autonome, épanoui et voyage même seul», confie, les yeux humides de fierté, M. Hammada. Seulement, à défaut de possibilités de formation professionnelle ou autres voies post-scolaires, le jeune homme «ne fait rien». «Le constat est malheureusement là : en dehors du ‘SMIG intellectuel', on n'offre rien d'autre aux enfants différents, car il est fait fi des potentialités et des aptitudes dont ils regorgent», murmure-t-il. «J'ai acquis, en m'occupant de mon fils, puis des autres enfants de l'association, une ouverture d'esprit et de cœur ainsi qu'un surplus d'humanité incommensurables. Et c'est ce dont manque cruellement cette société», souffle-t-il. Car même lorsqu'ils suivent une scolarité normale, qu'ils réussissent à chaque échelon, au même titre que des millions d'autres, ils demeurent des élèves «à part». «Nous ne sommes, par exemple, pas associés avec le secteur de l'Education nationale», déplore Wafa, la psychologue de l'école de sourds de Télemly, «nos élèves en classes d'examens doivent se présenter en candidats libres». Sourde aux dons insoupçonnés, aveugle aux alternatives et indifférente aux capacités inexploitées, la société les condamne à la naissance. C'est d'ailleurs ce manque de vision et d'ambition que décrient de nombreuses associations. Et lorsque l'on sait qu'une cadre au sein de ce même ministère en charge de ces personnes vulnérables en parle en termes de «mongoliens» et de «débiles mentaux», l'on comprend qu'une société inclusive est encore loin…