A vous qui êtes appelés à nous juger.» C'est ainsi que débute la proclamation du 1er Novembre 1954. Elle débute par un rappel du recours au jugement populaire, c'est pourquoi nous exerçons ce droit d'inventaire en parfaite cohérence avec l'esprit du texte. Comment répondre à cette injonction ? Il nous faut dire que, plus de cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie, les Algériennes doivent encore se déclarer héritières de ce texte fondateur. Pourtant, il ne contient aucune référence aux femmes. Nous avons ignoré ce fait tant l'existence des grandes héroïnes de cette lutte fondatrice nous suffisait. Elles incarnaient cette filiation. Aujourd'hui, elles nous quittent une à une dans un quasi anonymat. C'est ainsi que sont parties Mamia Chentouf, Baya Hocine, Zhor Zerrari, Nassima Hablal, Jeanine-Nadjia Belkhodja… et plus nombreuses, bien sûr, sont les vraies anonymes. Longtemps, ces figures tutélaires furent le fondement de nos combats de femmes. Nous murmurions : «A elles, ils n'oseront pas faire cela…» Pourtant, ils l'ont fait, malgré leurs protestations, leurs révoltes jamais éteintes. C'est de leur vivant que toutes ont eu à subir le sceau humiliant du code de la famille. «A vous qui êtes appelés à nous juger.» Précisément, nous voulons revenir à ce qui avait convaincu ces jeunes filles de rejoindre les maquis, poser des bombes, subir des tortures infâmes, s'identifiant, dès l'arrivée de l'occupant, au devoir de résistance. Avoir le 1er Novembre en héritage, c'est d'abord avoir le devoir de se battre pour le droit au respect et à la dignité. Lorsque les Algériennes s'identifièrent à ce texte, ce qu'elles entendirent, ce fut l'écho de cette phrase : «Le but d'un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d'une action libératrice.» Cette action libératrice, porteuse de tant de promesses, si elle nous a libérées du colonialisme, si elle a permis à un grand nombre d'entre nous d'être scolarisées, ne saurait s'achever ici. Elle est pour nous encore à l'ordre du jour, considérant les violences matérielles, symboliques, politiques que nous continuons à subir dans notre pays libéré. Mais, plus avant, quelles étaient les grandes lignes du programme politique contenu dans cet appel ? Pas une seule fois les Algériennes ne sont citées dans ce texte et pourtant elles se sont senties appelées par lui, elles se sont senties incarnées par la référence au «peuple uni» comme par «le respect des libertés fondamentales». Ces termes étaient et restent encore un horizon. Car ces revendications étaient déjà au féminin dès 1948, du fait de la création de la première organisation de femmes algériennes présidée par Mamia Chentouf. Les Algériennes sont pour la première fois citées dans la Plateforme de la Soummam dans les conditions d'un cessez-le-feu : «Libération de tous les Algériens et Algériennes emprisonnés.» Car elles l'étaient, emprisonnées, mortes sous les balles de l'ennemi, enrôlées dans les maquis et les réseaux urbains. Les dirigeants sont, par cette phrase, confrontés à une réalité qu'ils sont contraints de prendre en compte. D'abord en saluant l'implication des femmes et en en reconnaissant l'ampleur : «Nous saluons avec émotion, avec admiration l'exaltant courage révolutionnaire des jeunes filles et des jeunes femmes, des épouses et des mères, de toutes nos sœurs moudjahidate qui participent activement, parfois les armes à la main, à la lutte sacrée pour la libération de la patrie.» Ensuite, le texte reconnaît le caractère ancien des luttes des femmes contre l'occupant : «Les explosions principales de 1864 des Ouled Sidi Cheikh du Sud oranais, de 1871 en Kabylie, de 1916 dans les Aurès et la région de Mascara ont illustré à jamais l'ardent patriotisme, allant jusqu'au sacrifice suprême, de la femme algérienne.» Mais la faille est déjà là lorsque, pour illustrer l'engagement actuel des femmes, il n'est fait référence qu'au seul exemple suivant : «L'exemple récent de la jeune fille kabyle qui repousse une demande en mariage parce que n'émanant pas d'un maquisard illustre d'une façon magnifique le moral sublime qui anime les Algériennes.» Rien sur les autres formes d'engagement des Algériennes. Enfin, alors que ces femmes sont déjà dans les maquis, dans les prisons et qu'elles sont nombreuses à avoir péri sous les balles ennemies, la Plateforme de la Soummam leur offre un programme d'action restrictif, «fondé sur l'état des mœurs» dans un mouvement qui se voulait, lui, fondé sur une dynamique libératrice : «Il est donc possible d'organiser dans ce domaine (le mouvement des femmes), avec des méthodes originales propres aux mœurs du pays, un redoutable et efficace moyen de combat : soutien moral des combattants et des résistants ; renseignements, liaisons, ravitaillement, refuges ; aide aux familles et enfants de maquisards, de prisonniers ou d'internés.» Pourtant nos aînées, conscientes que seul un peuple uni pouvait venir à bout du joug colonial, se sont engagées dans cette action. Si aujourd'hui, nous nous autorisons à revisiter ces textes, c'est à la lumière de cinquante ans d'histoire de femmes algériennes maintenues dans des rapports inégalitaires. Nous exerçons notre droit d'inventaire dans une démarche fidèle à la recommandation de nos aînés : «Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l'impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux.» «A vous qui êtes appelés à nous juger.» Aujourd'hui, en ce 1er Novembre 2013, nous tenons à saluer l'abnégation de nos aînées qui nous a permis d'être ces femmes scolarisées, disposant d'un salaire, prenant la parole dans un pays indépendant. Nous tenons à les remercier pour la fierté qu'elles nous ont légué à travers leurs luttes. Nous restons attachées aux idéaux de justice, d'égalité et de liberté qu'elles ont défendu. Mais ces acquis n'auront de sens que lorsque «l'action libératrice» à laquelle appelait la proclamation du 1er Novembre nous aura concernées, que lorsque notre droit à la dignité sera reconnu, que lorsque le code de la famille sera aboli. Ce combat concerne toutes les femmes nord-africaines car l'aspiration à une fédération nord-africaine figurait déjà dans la Plateforme de la Soummam. Elle a disparu. A ce projet furent substitués de faux horizons identitaires. Réseau Wassila/Avife