Je ne crois pas à la démocratie dans le monde arabo-musulman», a déclaré l'écrivain algérien Boualem Sansal à un hebdomadaire belge (Le Vif, 28 octobre 2013), qui l'a interrogé sur les Arabes, les musulmans et l'islamisme, entre autres sujets, comme s'il était le plus grand politologue que la Terre ait jamais porté. Et pourquoi n'y croit-il donc pas ? «(La démocratie) ne verra le jour que lorsque les intellectuels se mobiliseront massivement ou travailleront ensemble pour transformer la société et les partis politiques.» Rien que cela ! Pourtant, dans les «pays démocratiques», les intellectuels se sont rarement «mobilisés massivement» ou «travaillé ensemble pour transformer la société et les partis». L'instauration de la démocratie n'a jamais dépendu, ou si peu, des prises de positions des intellectuels, aussi infatués soient-ils de la noblesse de leur mission au service de l'humanité. Elle a toujours été davantage le fruit de mouvements sociaux et politiques complexes et de processus économiques profonds. En plus, l'«intelligentsia» ne constitue une caste homogène qui a une responsabilité sociale collective que dans des conceptions archaïques portant la marque de temps révolus, où une poignée d'«instruits» était censée exprimer la parole muette de millions d'illettrés. Il y a des intellectuels qui vivent de leurs œuvres et d'autres qui perçoivent un salaire du gouvernement. Il y a des humanistes et des colonialistes, des démocrates et des défenseurs du despotisme et, enfin, des fougueux militants et des grands circonspects (à l'image de Boualem Sansal à l'époque où, haut fonctionnaire, il n'avait pas encore découvert que «le propre de l'intellectuel est de dépasser la crainte» s'il ne veut pas «devenir soldat» (interview, 28 octobre 2013). Le Printemps arabe : «vent salutaire » ou « colère spontanée» ? Ce discours sur la vanité de la lutte pour la démocratie dans le «monde arabo-musulman» ne serait que l'expression d'une pensée désabusée et sommaire s'il n'était en flagrante contradiction avec ce que Boualem Sansal lui-même soutenait il y a peu de temps, lorsque l'exaltation du potentiel émancipateur du Printemps arabe était dans l'air du temps en France et en Europe. Ainsi, affirmait-il le 16 octobre 2011, en recevant le Prix de la Paix décerné par les libraires et les éditeurs allemands : «(Cette distinction, Ndlr) prend un relief particulier pour moi en ce moment où, dans nos pays arabes, souffle un vent salutaire, porteur de ces valeurs humanistes, toutes nées de la liberté, et donc universelles, qui fondent mon engagement.» Et d'ajouter : «Ce qui se passe (…) n'est pas seulement la chasse aux vieux dictateurs obtus et sourds (…), c'est un changement mondial qui s'amorce, une révolution copernicienne.» Par quel miracle ce «vent salutaire» annonçant une tempête planétaire s'est-il réduit à une «colère spontanée aussitôt récupérée par les islamistes» (Le Vif, 28 octobre 2013) ? Par la magie d'une introspection autocritique ? Non, c'est la panne des processus de changement en Egypte, en Tunisie, etc. qui a sonné l'alarme dans l'esprit «pratique», pour ainsi dire, du célébrissime auteur. «Le Printemps arabe n'est plus à la mode, laissez tomber», lui a soufflé une puissante voix intérieure. Ce n'est pas une coïncidence si cette volte-face a lieu au moment où, en France, et, plus généralement en Europe, les critiques défaitistes des soulèvements arabes se font plus audibles, propagées par les élites politiques plus soucieuses de la survie de régimes «amis» menacés que de la dignité de dizaines de millions d'être humains. Depuis ce changement de conjoncture régional, le «Printemps arabe qui nous (donnait) tant à rêver» (discours du 16 octobre 2011) n'est plus, pour Boualem Sansal, qu'une explosion vaine et fugace (point de vue qui, du reste, s'identifie sensiblement à celui du gouvernement algérien). Quant aux «intellectuels et artistes arabes», dont certains, assurait-il en octobre 2011, avaient «atteint des sommets» si bien que «leurs seuls noms font lever des foules», ils ne sont plus qu'une bande poltronne aux ordres d'ignobles dictateurs. A l'ingénue journaliste de l'hebdomadaire belge qui l'a prié d'expliquer leur «silence», il a répondu, catégorique : «Ce (…) silence a existé de tout temps (…). C'est lié à la structure même de la société arabo-musulmane, dictatoriale ou féodale. Au mieux, les intellos sont des troubadours répétant le discours officiel.» N'étaient-ils pas, il y a deux ans, «infiniment plus méritants que moi» ces vulgaires troubadours ? Si, mais les temps ont changé, comprenez-vous, foin désormais de tous ces écrivains qui ont passé de longues années de leur vie en prison, sont encore condamnés à perpétuité pour un poème, pourchassés et assassinés par les dictatures qui gouvernent leurs pays comme par les islamistes. Quand le romancier se bombarde politologue La charge violente de Boualem Sansal contre ceux-là mêmes qu'il encensait il y a deux ans n'est pas le fruit d'une réflexion (auto)critique sur les limites — réelles — des soulèvements du «Printemps arabe». Elle est le signe d'une adaptation rapide au nouveau regard porté sur ces mouvements en Europe. Et derrière les généralités ronflantes transparaît une méconnaissance abyssale du monde arabe, de ses intelligentsias et des courants qui les traversent, dont beaucoup, contrairement à ce qu'il prétend, sont démocrates et radicalement laïcs. On a du mal à qualifier autrement que de «méconnaissance» cette sentence sans attendus qui assimile à des caisses de résonance des régimes tant d'écrivains qui se sont battus pour la démocratie et les libertés (Abdelatif Laâbi, Kateb Yacine, Sonaallah Ibrahim, Latifa Al Zayyat, etc.) et à des pleutres qui «redoutent d'être excommuniés ou assassinés» tant d'autres qui ont courageusement posé le problème de la sécularisation (Mohamed Abed El Jaberi, Fatima Mernissi, Abdelmadjid Charfi, Nasr Hamed Abou Zeid, Nawal Saâdaoui, Farag Fouda, Sadek Jalal Al Adm, Hussein Mroué, etc.) et dont certains, faudrait-il le rappeler, ont été «excommuniés» et «assassinés». Pas plus qu'il ne l'était dans le rôle de thuriféraire du «Printemps arabe», Boualem Sansal n'est convaincant dans celui de «dé-constructeur» de ce qui n'est plus, pour lui, qu'une une auto-intoxication des «observateurs européens» (interview, 28 octobre 2013). Il semble croire que son talent de romancier — et quelques idées reçues puisées dans des lectures «orientées» — suffisent pour comprendre le «monde arabo-musulman». N'est-ce pas, d'ailleurs, une preuve de culture politique et historique approximative que de rassembler des dizaines de pays, si différents par leur histoire, leurs cultures et leurs langues, sous une telle étiquette nébuleuse ? Et penser, sans la moindre nuance, que la «structure même de la société arabo-musulmane» est «dictatoriale ou féodale» n'est-ce pas une maladroite mise au goût du jour des stéréotypes par lesquels les colonialistes justifiaient l'asservissement des peuples colonisés ? Les industrieux indonésiens, malais et autres turcs seraient stupéfaits d'apprendre de Boualem Sansal qu'ils ne constituent pas des nations à part entières, mais des hordes de serfs qui s'ignorent et que leurs pays, «étriqués (…), n'ont point accès à la modernité» (interview, 28 octobre 2013). Un dernier mot pour conclure. Si Boualem Sansal s'est mué, comme par enchantement, en politologue, historien et islamologue, c'est principalement grâce à la complaisance de certains médias français de grande diffusion. Sans leur étonnante indulgence, il ne se serait pas bombardé spécialiste d'une région aussi vaste que ce brumeux «monde arabo-musulman», dont il ne parle probablement aucune des langues (à part l'arabe algérien) et qu'il n'a jamais (ou presque) visité sinon pour prêcher la «paix israélo-palestinienne» depuis une ville occupée, Jérusalem.