Comment l'exposition d'un seul tableau a mis en branle toute une histoire... Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait», cette citation attribuée à Mark Twain convient parfaitement au projet «Picasso en Palestine», réalisé en 2011 par Khaled Hourani. L'initiateur du projet, et directeur de l'Académie internationale des arts Palestine, était à Alger pour une conférence au MAMA, dans le cadre du Festival international d'art contemporain 2013. Il revient sur cette aventure hors du commun couronnée par un documentaire de Rashid Masharawi. Ramener le tableau «Buste de femme» de Picasso et l'exposer à Ramallah pendant un mois : telle est la victoire symbolique de Hourani contre l'occupant. Une histoire de lutte contre l'injustice et l'absurdité quotidiennes digne des meilleurs films d'Elia Suleiman. Tout part d'une obsession partagée par beaucoup de Palestiniens, selon Hourani : «Quand on voit la carte du monde, une série de drapeaux ou une liste de pays, on cherche toujours la Palestine. L'absence de notre pays nous hante». Le voilà donc, en 2006, au Musée Van Abbe d'Eindhoven (Pays-Bas) écoutant le conservateur énumérer les pays auxquels a été prêtée cette œuvre de Pablo Picasso : Japon, Mexique, Grèce... «Et pourquoi pas la Palestine ?», se dit-il. Dans un premier temps, il se gardera bien de dévoiler cette idée qui pouvait passer «pour une blague ou de la folie». Il étudiera longuement les conditions nécessaires d'exposition et d'attraction de sponsors partenaires... «En Palestine, il y a des forces supérieures qui décident pour vous et désignent ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, ce qui est permis et ce qui est interdit. Je refuse qu'on me trace une carte des possibles. J'ai donc décidé de penser hors de ces limites. Où cela me mènerait-il ? Je n'en avais pas la moindre idée. C'est comme quand on jette une pierre dans une mare et qu'on observe ensuite les vagues qui se produisent», résume ce rêveur actif. En 2009, le projet commence à prendre forme sur le terrain. Après moult tergiversations, le musée néerlandais accepte l'idée, mais Hourani se rend vite compte de l'ampleur des obstacles administratifs et institutionnels qui l'attendent. Il découvre que le prêt d'une œuvre se fait d'Etat à Etat. Il ne suffisait donc pas de construire une petite salle d'exposition au sein de l'Académie internationale des arts de Ramallah. Il fallait aussi un aéroport, une armée, des frontières... Bref un Etat. «Construire un Etat palestinien, c'est la deuxième partie du projet !», lance-t-il avec humour et conviction. Il a été particulièrement difficile de trouver une compagnie d'assurance acceptant de couvrir un voyage aussi risqué. Avec l'aide du musée et des fondations néerlandaises Mondrian et DOEN, Hourani finit par convaincre un assureur d'étudier la question. «Cette compagnie assurait par ailleurs des poissons en haute mer», note-t-il. Cette dernière passera plusieurs mois à examiner les accords d'Oslo, la situation sécuritaire en Palestine, les conditions de passage aux check-points, l'état des routes... Certains obstacles semblaient insolubles. Israël taxe par exemple à 15% les marchandises importées, ce qui pose un sérieux problème pour un tableau estimé à 7 millions de dollars ! Revenant sur les multiples péripéties qui ont jalonné les deux années de préparation du projet, Hourani nous confie : «Nous avons résolu 75% des problèmes par la débrouille. Pour les 25% restants, c'était comme de la magie et je ne sais pas, encore aujourd'hui, comment on y estarrivé.» En 2011, le Picasso arrive enfin à Ramallah sans dégâts et avec une forte escorte policière. Dans une petite salle aménagée pour l'exposition, des gardes surveillent l'entrée kalachnikovs en main et deux autres se tiennent en permanence des deux côtés du tableau. L'image de l'œuvre entourée de policiers palestiniens fera le tour du monde. «Les gens venaient même pour se prendre en photo avec ces gardes devenus des célébrités». Durant le mois que durera l'exposition, un autocollant est collé au Musée Van Abbe en lieu et place de l'œuvre avec l'indication «Picasso en Palestine». Quand on demande à Hourani la raison qui l'a décidé à choisir Picasso et non un autre peintre, il répond : «Si je demande à ma mère de me citer un peintre, elle répondra Picasso. Il est tout simplement le peintre le plus célèbre au monde. Il a l'avantage de dépasser les idéologies, les classes et les nationalités. Tous les peuples veulent leur part de Picasso.» Quant au choix du tableau «Buste de femme», il explique : «C'est une œuvre moderne réalisée dans une période (1943) où Picasso était encore très marqué par la guerre civile en Espagne. Dans les œuvres palestiniennes, la femme est très présente en tant que symbole de la vie, de la terre et de la résistance. Elle est aussi la première victime de la guerre, avec les enfants.» A Ramallah, l'exposition a déclenché l'enthousiasme de milliers de visiteurs et fut accompagnée de discussions autour de l'œuvre de Picasso et de la situation des artistes en Palestine. Dénoncer l'arbitraire que subissent les artistes, à l'image des autres citoyens palestiniens, était une des dimensions de cette action. Hourani rappelle par exemple que, jusqu'en 1993, date des accords d'Oslo, il était interdit aux artistes vivant dans les territoires occupés de dessiner les quatre couleurs du drapeau palestinien : noir, blanc, vert et rouge. «Tu ne pouvais même pas peindre une pastèque !», s'indigne-t-il. Parmi les réactions des Palestiniens à l'opération «Picasso en Palestine», il y eut aussi des critiques soulignant que l'art n'était pas une priorité, que ce projet coûtait trop cher et qu'il donnait surtout l'impression que les Palestiniens vivaient dans une situation «normale». A cela, l'initiateur du projet répond que la situation n'est évidemment pas normale, mais que «les Palestiniens, eux, sont des gens normaux qui ont aussi droit à l'art comme tous les autres peuples». Une manière pour lui de mettre en avant cette humanité qu'ignorent souvent les dépêches, les livres d'histoire et discours politiques. Quelle plus belle illustration de cette dimension humaine que la carte postale d'encouragement envoyée à Hourani par un prisonnier palestinien, Amdjad Ghanem, avec, dessus, une reproduction du «Buste de femme» réalisée avec de l'encre et du café ?Bien plus qu'une exposition, l'opération «Picasso en Palestine» est décrite par son initiateur comme «une œuvre, une performance, avec ce que cela implique d'apprentissage, de recherches, de créativité et de critiques.» L'œuvre de Picasso acquiert elle-même une nouvelle dimension et de nouvelles significations avec ce voyage. Le philosophe slovène, Slavoj Zizek, présent durant l'exposition, propose d'ailleurs une lecture inattendue de l'œuvre : «C'est un visage occupé avec un œil terrorisé et humain et, dessus, un œil robotique à la Terminator. En une formule minimale, c'est un “visage occupé”... Certains ne voient en vous [les Palestiniens] que l'œil militaire de ceux qui envoient des bombes. D'autres vous prennent pour des victimes terrorisées. Mais vous êtes les deux.» Une lecture similaire, rapportée par la co-organisatrice du projet, Fatima Abdul Karim, est proposée par un des soldats chargés de protéger le tableau : «C'est une femme qui berce son enfant en temps de guerre avec un œil sur son enfant et l'autre surveillant les dangers alentour.» Et si Hourani se trompait ? Les Palestiniens, à son image, qui continuent à vivre, à lutter et à créer dans leur pays malgré une situation insupportable sont manifestement bien plus que des «gens normaux». Le film documentaire de Rashid Masharawi qui relate cette aventure a été projeté dans plusieurs pays dont le Canada, les USA ou l'Allemagne, accompagné d'une expo photo. On ne peut que regretter que ramené par Hourani à Alger durant son séjour, il ne jouisse d'aucune projection en Algérie. Il faut croire qu'à l'inverse de la citation de Mark Twain, comme c'était possible, nous ne l'avons pas fait.