Le périple à haut risque des harraga les amène souvent à se fier à des réseaux de passeurs aux mœurs pour le moins maffieuses pour traverser les frontières. Les harraga algériens livrent à El Watan, dans cette deuxième partie de notre reportage, les récits de leurs mésaventures dans les pays des Balkans. Nacer, jeune originaire de Tiaret, est enfin sur le départ, il a réussi à amasser les 1200 euros qui lui permettront de quitter la Bulgarie. Devant nous, il appelle son passeur pour lui dire qu'il est en possession du gage promis, son visage s'illumine aussitôt, il vient d'avoir un RDV. «c'est bon, je quitte Sofia ce soir», nous annonce le jeune harrag de 22 ans. Nacer, qui a passé plusieurs mois à sillonner les pays des Balkans, affiche une assurance à toute épreuve. Il nous parle des filières de passeurs d'immigrants en véritable expert. Un capital expérience qu'il doit à ses malencontreuses pérégrinations. D'après son récit, avant de passer par Sofia, il avait tenté un autre «couloir», qui voit défiler un grand flux d'immigrants clandestins à composante ethniques hétéroclites, la Macédoine. «Tout se décide à la frontière bulgaro-grecque, sur place, les passeurs de toutes les nationalités proposent des passages dits sûrs, moyennant plus d'argent et vous offrent leur ‘protection' ? C'est un milieu douteux et dangereux», révèle-t-il. Selon Nacer, parmi cet agrégat de sombres trafiquants, il existerait des filières organisées par des Algériens. Mais cette option ne l'aurait pas tenté, car, selon lui, «non seulement, ils prennent cher mais en plus ce sont des personnes qui n'inspirent pas confiance, des anciens m'avaient prévenu qu'ils était trop ‘‘maqué'' avec les services de renseignement de la région. Plusieurs harraga ont en fait les frais, ils ont été abandonnés ou livrés aux autorités à mi-chemin». En solo, Nacer a donc opté pour l'offre d'un passeur macédonien, les prix sont alléchants. «Cela ne m'avait coûté que 300 euros, je n'en avais d'ailleurs sur moi que 500, le passeur nous a conduits à un campement dans les forêts. On s'est installés là-bas comme dans un petit hameau misérable, il y avait entassés, dans des abris de fortune des migrants de différentes nationalités, dont un grand nombre de familles syriennes», témoigne Nacer. La traversée s'est faite sans désagrément, mais une fois en Macédoine, Nacer fait face à d'autres soucis, d'ordre pécuniaire. «Mes 200 euros ne me permettaient pas d'aller bien loin, il me fallait encore trouver de l'argent pour financer mon voyage vers la Serbie. Cet argent je l'ai volé à ces pauvres Macédoniens. Que Dieu me pardonne», se repent le jeune harrag en souriant, visiblement sans conviction. 800 euros ont permis à Nacer de gagner la Serbie en passant par le Kosovo. Arrivé à destination, Nacer se rend à Bogovada, ville située au centre de la Serbie. Une autre plaque tournante des harraga de tout bord. Sur place, il rencontre des Algériens qui lui proposent finir à «la décharge» ! Subotica Subotica, la ville serbe du Nord-Ouest est frontalière avec la Hongrie (un pays qui fait partie de l'espace Schengen), elle est surnommée dans le milieu des migrants «la décharge». Nacer accompagné, d'autres Algériens, se rend à Subotica. Pour le prix du voyage, il faut 800 euros en plus. «Encore une fois, nous étions logés dans un semblant de tente, il faisait un froid de canard. Le passeur nous a expliqué qu'il était impossible de quitter le camp avant plusieurs jours, de peur de se faire arrêter par les gardes-frontières hongrois qui avaient multiplié les patrouilles cette semaine-là», se souvient Nacer. Selon ses dires et plusieurs autres témoignages qui concordent, les passeurs agissent au vu et au su de tout le monde. «Pourtant nous savions qu'ils étaient couverts et soutenus par des agents de sécurité serbes qui profitent largement de ce trafic, eux aussi prennent de l'argent pour couvrir les cortèges des groupes exfiltrés» assure-t-il. Un soir, sans nous prévenir, les passeurs nous ont réveillés en catastrophe, à coups de pied. «Ces gens-là sont des brutes. Le jour de la traversée, le passeur à la tête d'une dizaine d'hommes armés, nous a acheminés vers la frontière sous les coups et les injures», se souvient-il. L'aventure tourne au cauchemar : «Les militaires hongrois nous avaient repérés, une filature s'en est suivie et ils ont fini par nous mettre la main dessus. Regroupés dans un centre de transit, nous avons été interrogés puis séquestrés dans des cellules.» Karim, son compagnon de malheur, abonde dans le même sens et enchaîne : «Ils nous ont demandé de choisir entre l'asile politique ou la reconduction à la frontière serbe.» Selon lui, tous les Algériens présents avaient refusé l'offre de l'asile politique. Le lendemain tout le monde fut reconduit à la frontière pour être livré aux autorités serbes. «Les Serbes sont encore plus cruels que les Bulgares, ils nous ont rassemblés comme du bétail à coups de bâton, ils nous ont dénudés complètement pour soi-disant vérifier si nous ne transportions pas de produits dangereux, la fouille au corps était douloureuse et humiliante», s'indigne Karim, qui a subi d'autres punitions à la prison de Subotica, où il fut transféré avec ses compagnons. Mafia Subotica, la célèbre prison où «l'acteur Jean- Claude Van Damme a tourné un film», tiennent à indiquer les jeunes «bagnards» comme pour vanter leur courage face à l'épreuve. Karim et ses amis y ont passé un mois. Ils ont été libérés avec des titres de séjour provisoire de 10 jours et un avis de quitter le territoire sous peine d'y retourner pour une année ferme. Mais ce ne fut pas encore la fin de leur mauvais film. A leur sortie de prison, ils tombent sous la coupe de la terrible maffia serbe. «Nous étions approchés par des hommes armés, ils nous ont proposé de bosser pour eux : introduire de la cocaïne en Slovénie», révèle Karim. Nonobstant les périls de ce milieu dangereux, nombreux sont les harraga aventureux qui ont cédé à la tentation de l'argent facile, d'après lui. Nacer et Karim, malgré l'insistance de quelques compatriotes corrompus, ont refusé de tremper dans ce périlleux trafic. Ils nous ont tout de même expliqué les péripéties de ces condamnable virées, mais pas des moins lucratives. «J'en connais des Algériens qui font des allers et retours vers la Macédoine moyennant 2000 euros.» Dans la confusion de la misérable marée humaine qui erre sur les bandes frontalières, les agents des réseaux mafieux quadrillent la région. Postés au niveau des points de transit stratégiques, ils réceptionnent la marchandise et répercutent les consignes par «pigeons» migrateurs interposés. «Cela aurait été bête de se livrer à ces esclavagistes vicieux pour une poignée d'euros. Nous avons donc décidé de rebrousser chemin et revenir en Bulgarie pour tenter un nouveau départ, quitte à redémarrer à zéro.» A la frontière bulgare, nos infortunés voyageurs auront droit aux sempiternels passages à tabac, interrogatoires et passage par la case-prison : «Estimez-vous heureux de ce traitement de faveur, nous a dit un Syrien, c'est un hébergement inespéré par ce temps de canard.» Libérés, les malheureux globe-trotters regagnent la capitale bulgare. Djihad Tentaculaires, les bras des filières djihadistes, fortement présentes en Turquie, se prolongent et recrutent jusqu'au cœur de Sofia. Des enrôleurs proposent aux migrants de confession musulmane le djihad en Syrie, rétribué dans cette vie et dans l'autre : «Ils nous louent le saint martyre avant de proposer le séduisant salaire de 2000 euros la semaine», révèle Karim. «Nous les avons envoyés paître ces racoleurs de mercenaires, nous sommes en quête de ‘‘l'hna'' (la paix) en Europe, il faut vraiment être fou pour aller faire la guerre», soutient Nacer. Tahar, leur compagnon, est déjà passé par l'enfer syrien, il en est encore traumatisé. «Ils ciblent les plus costauds d'entre nous. En sus de l'argent, ils nous ont promis une formation d'élite dans un camp d'entraînement sur la bande frontalière turco-syrienne. En vérité, il n'y avait pas de camp d'entraînement, alors nous avons immédiatement franchi la frontière turque. Ils nous ont flanqué des tenues de combat, sommairement armés et jetés au front, un véritable cauchemar», révèle-t-il. «Je n'ai eu droit qu'à 1000 euros et été livré à des Syriens sans pitié, j'ai jeté les armes et me suis incrusté dans les cortèges des populations fuyant les combats. J'ai tout perdu sur le chemin du retour.» Il ajoute que sur le terrain des combats, il y avait beaucoup de djihadistes venus du Maghreb, «surtout des Tunisiens. D'ailleurs, c'est grâce à eux que j'ai pu me sauvé», rapporte-t-il. Retour à la case départ. Sofia, la plaque tournante recueille les naufragés de tous bords pour les livrer, impitoyablement, à d'autres bourreaux mercantiles. Ex-militaire Selon les harraga interrogés, beaucoup finissent par demander l'assistance des passeurs algériens, même si leurs filières ne sont pas les plus sûres. «Certes, la transaction est plus coûteuse, mais une chose est certaine, un compatriote inspire plus confiance qu'un étranger.» Grâce à leurs contacts avec d'anciens harraga, Karim, Nacer et Tahar ont pris attache avec un passeur algérien, Mourad, la quarantaine, un ex-militaire exilé en Europe orientale. «Il prend cher, mais avec lui on est sûr d'arriver à destination sain et sauf», assurent-ils. Le soir du départ, une première tranche des 1200 euros doit être versée cash, l'autre moitié se fera une fois arrivé à bon port, en Serbie. Pour ceux qui veulent s'assurer le passage jusqu'à la Slovénie, ils devront s'acquitter de 800 euros supplémentaires à un autre passeur qui les attendra à la frontière serbe. «Le premier versement se fait par virement bancaire Western Union, soit 400 euros, le reste se fera à Bogovadaen cash. C'est Mourad qui se porte garant de la transaction», précise Tahar. L'incursion se fera à bord d'un camion de livraison, à 4h, il fait -7° à Sofia, la frontière serbe est à environ 60 km de la capitale bulgare. Même procédé, re-dirigé vers des bois, où ils passeront quelques jours livrés aux caprices de la nature. Ils doivent résister au froid glacial. En cette période d'année, la température peut chuter jusqu'à -11°. Les fantômes de la forêt doivent faire preuve de discrétion, ils se débrouillent comme ils peuvent pour subvenir à leurs besoins, ils se chauffent devant un feu de camp qui sert également pour préparer à manger : réchauffer des boîtes de conserve. «Mourad nous a demandé d'alléger nos sacs de provisions, bientôt nous n'aurons plus rien à manger», avertit Tahar joint par téléphone. Les harraga sont obligés d'attendre le temps que Mourad négocie le passage avec ses complices bulgares et serbes. «Il n'empoche que la moitié, car il paye les militaires des deux côtés, chaque partie prend 300 euros», nous informe le jeune homme à propos de son passeur. Mourad attend le feu vert et doit coordonner avec les militaires des deux côtés. «Ce n'est pas évident, certains militaires impliqués ne travaillent que trois jours par semaine, il faut absolument trouver une fenêtre où les complices des deux côtés travaillent en parallèle.» Le programme a été chamboulé, les harraga devront attendre quatre nuits au lieu des trois prévues initialement. Le jour J, Mourad refait surface et leur ordonne de le suivre. «Les militaires avaient éteint leurs projecteurs durant 20 minutes environ, cela a été suffisant pour traverser la frontière», témoigne Tahar par téléphone, il tend le combiné au passeur : «Ne me citez pas dans votre article. Ce business est devenu très dangereux, c'est probablement la dernière fois que je fais ça. J'ai amassé assez d'argent que je compte investir.» De l'autre côté de la frontière, nous rejoignons les harraga, réunis dans un immeuble abandonné, sous la protection d'un autre passeur algérien qui nous reçoit accompagné d'un complice, un citoyen serbe musulman. «Nous allons les accompagner et les faire passer en Slovénie avec l'aide de Dieu. Ils vont devoir d'abord rester une semaine à Bogovada, le temps qu'on leur trouve un embarquement à bord d'un train de marchandises», expliquent-ils. Mourad nous demande de regagner la Bulgarie, car «c'est bientôt la relève». Trois jours plus tard nous étions sans nouvelle des jeunes harraga. Préoccupés par leur sort, nous avons vainement tenté de les joindre par téléphone ou par internet. Enfin, Tahar s'est connecté et a laissé un message sur facebook : «Nous sommes bien arrivés, j'embarque demain pour la Slovénie.» A mon retour à Alger, j'appris que Tahar a réussi à rejoindre l'Italie, il passera par Nice pour aller à Paris. Nacer est en Allemagne. Karim est toujours bloqué en Slovénie : «Il me manque 100 euros pour quitter ce pays.»