Il est des mots qui font mouche. Tant ils sont justes et bien «envoyés». Telle la fin de ce poème où Voltaire descend en flèche l'un de ses adversaires, Elie Fréron, journaliste ennemi des Lumières. Imaginant qu'une vipère l'a mordu, «que pensez-vous qu'il arriva ?», demande Voltaire. «Ce fut le serpent qui creva !» N'est pas Voltaire qui veut. Et l'on chercherait en vain trace d'esprit ou d'humour chez les hommes politiques français. Surtout lorsque leurs flèches visent les Arabes. Emoussées, lourdes, souvent vulgaires, elles sont en général d'une platitude affligeante. Telle la «plaisanterie», dont il fut le seul à sourire, que François Hollande fit à Manuel Valls, revenu d'Alger «sain et sauf, et c'est déjà beaucoup». Il risquait, en effet, d'être mangé ! La boutade de F. Hollande s'inscrit dans une liste, quasiment infinie, de remarques désobligeantes, de jugements arbitraires et de mépris stupide à l'égard des «Arabes» et des Africains. C'est de Gaulle, pour qui les Français sont «un peuple de race blanche et de religion chrétienne», et qui redoute que son village, Colombey-les-deux-Eglises, ne devienne «Colombey-les-deux-mosquées». C'est F. Mitterrand, qui invoque un «seuil de tolérance» qu'aucun sociologue n'a jamais constaté, c'est J. Chirac, pour qui «le travailleur français», qui a pour voisins «un père de famille immigré, ses trois ou quatre épouses, une vingtaine de gosses», risque, «si l'on ajoute à cela le bruit et l'odeur, de devenir fou !» C'est encore Brice Hortefeux qui précise, «parce que ce n'est pas forcément évident», que sa collègue Fadéla Amara est «une compatriote» et pour qui «un Arabe, ça va, mais quand il y en a plusieurs, il y a des problèmes», c'est Manuel Valls qui demande à un collaborateur, dans les allées d'une brocante, de lui mettre «quelques Blancs, quelques white, quelques blancos», et c'est François Fillon qui dit de la juge Eva Joly que «cette dame n'a pas une culture très ancienne des traditions françaises, des valeurs françaises, de l'histoire française». C'est la députée UMP Chantal Brunel qui suggère de «remettre dans les bateaux les populations qui viennent de la Méditerranée», et c'est une candidate d'extrême droite aux municipales qui préfère voir Christiane Taubira, la ministre de la Justice, dans un arbre qu'au gouvernement.(1) Pourquoi cette haine des Arabes, ou cette peur inconsciente, ou ce regard distancé, pour ne pas dire stupide, chez presque tous les dirigeants politiques français ? Pourquoi cet étonnement, quand lesdits Arabes s'indignent d'une «bonne blague» ? Et d'abord pourquoi ces «blagues» qui, le plus souvent, jaillissent spontanément, sans que leur auteur pense à mal ? F. Hollande est certainement un honnête homme, qui «n'a rien», comme on dit, contre les Algériens et qui n'a pas voulu les blesser. Et que pourtant il a blessés. La réponse n'est pas à chercher dans la personne elle-même, mais là où tout se joue, se décide et marque l'individu : dans le contexte idéologique de la société où il vit, dans l'image que cette société donne des autres peuples, les clichés qu'elle véhicule, les jugements qu'elle porte et transmet. Il en est de cette idéologie comme de la pollution : elle contamine, à leur insu, tous ceux qui la subissent. Or, cela fait des siècles que l'image des Arabes, en Europe, est celle d'êtres violents, cruels, qui jouent facilement du couteau et aujourd'hui de la kalachnikov. Une image de «sauvages» que l'on peut très bien récuser consciemment, mais qui, d'une façon ou d'une autre, en surface ou en profondeur, brouille ou «salit» la perception des Européens. Croisades, colonisation, «pacification» et perte des colonies, terreur et exactions au Moyen-Orient des djihadistes et autres intégristes : tout s'allie, dans l'inconscient des Européens, pour faire des Arabes des êtres sanguinaires. Comment résister, lorsque la plupart n'ont aucune connaissance de la civilisation arabe, ignorent ses apports, qu'il s'agisse de la philosophie, des mathématiques, de l'astronomie ? Tous les Européens ne sont, certes, pas des ignorants, mais la connaissance qu'ils ont du monde arabe est principalement livresque, sans qu'aucune expérience de vie dans un milieu arabe ne l'humanise, sans qu'aucun visage ami, aucun prénom, aucun sourire, aucun souvenir d'une aventure partagée ne leur vienne à l'esprit, quand ils parlent des Arabes – d'êtres qui ne sont pour eux, comme les personnages de nos cauchemars, que d'inquiétantes abstractions. Les matériaux dont ils disposent – clichés, caricatures des manuels scolaires – Y a bon banania — reportages de la télé, rapports diplomatiques, lectures… — ne leur laissent aucune liberté de choix, aucune possibilité d'improvisation. Ce qu'ils peuvent faire, au mieux, comme pour s'excuser de la stupidité qu'ils profèrent, c'est, d'un sourire, d'un clin d'œil, tenter de la désamorcer. Complètement inconscients de la blessure qu'ils provoquent, des souvenirs pénibles qu'éventuellement ils réveillent, mais trop bouffis de suffisance et trop contents d'eux-mêmes pour ne pas céder à ce qu'ils croient être un bon mot et qui n'est qu'un mot de trop, bête et méchant. 1) Cf. Libéation, 14 novembre 2013 et Terra-Quotidien, Sept ans de drapages politiques.