Dans son ouvrage, Me Ali Yahia Abdennour a voulu rendre justice à quelques figures du mouvement national exécutés par leurs frères d'armes. A voir sa fougue, son élégance, sa silhouette fine qui n'a pas pris un gramme, son engagement passionné qui n'a pas pris une ride, sa plume qui gambade d'une écriture appliquée sur des centaines de pages proprement manuscrites, on a du mal à croire que Me Ali Yahia Abdennour va boucler, le 18 janvier, ses 93 ans. A en juger par son inusable vigueur militante, il ne serait pas trop excessif de dire que le plus vieux militant des droits de l'homme est un «jeune de 93 ans». Et il l'a prouvé encore une fois à l'occasion d'une conférence de presse qu'il a donnée lundi au siège des éditions Barzakh pour présenter son dernier livre : La Crise berbère de 1949. Portrait de deux militants : Ouali Bennaï et Amar Ould-Hamouda. Il nous a gratifiés d'une belle leçon d'histoire, en l'occurrence, à coups de savoureuses digressions, en faisant étalage d'une verve, d'une lucidité et d'une mémoire absolument étonnantes. Dans cet ouvrage, Me Ali Yahia a voulu rendre justice à quelques grandes figures du Mouvement national exécutées par leurs frères d'armes, sur ordre du CCE, simplement pour avoir contesté le socle identitaire imposé par les instances de la Révolution en escamotant un pan entier de notre identité : sa composante amazighe. L'auteur va particulièrement s'attarder sur une séquence quasiment taboue dans l'historiographie officielle connue sous le nom de «crise berbériste de 1949». Me Ali Yahia préfère plutôt parler de «crise anti-berbériste» qui «a privé les Algériens de leur algérianité». Un anthropologue de la Kabylie ancestrale Avant d'aborder le cœur de l'affaire, Me Ali Yahia consacre un bon tiers de son ouvrage à la «Kabylie des années 1930», en somme, celle de son enfance, lui qui a vu le jour en 1921 dans le village de Taka (Aïn El Hammam). Dans cette partie, Ali Yahia Abdennour se livre à un véritable travail d'anthropologue, décrivant avec un sens aigu du détail et dans un style truculent, les petits gestes qui scandaient la vie quotidienne, les travaux et les jours d'une Kabylie fondamentalement agraire. Il décrit abondamment ses rituels et ses codes, l'organisation villageoise, la place de «Thajemath» (assemblée traditionnelle) comme «forum démocratique», l'importance de «thala» (la fontaine) dans la vie sociale des femmes, le droit coutumier, les petits métiers, les marchés hebdomadaires, l'architecture des maisons traditionnelles, la cérémonie du repas familial, Yennayer, les fêtes et les rites funéraires, les contes et la tradition orale, ou encore les chants berbères de résistance. «Tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en berbère», résume l'auteur dans un aphorisme exalté. Ce préambule ethnographique dit toute la profondeur et l'ancrage de la culture amazighe en suggérant, en creux, la violence de sa négation. Le mémorandum qui divise Cette négation va se manifester par un document messaliste qui sera à l'origine de la crise. Il s'agit d'un mémorandum d'une cinquantaine de pages, explique Me Ali Yahia, élaboré par le bureau politique du PPA-MTLD en 1948, à la demande de Messali Hadj qui devait se rendre à l'ONU. «Ce mémorandum refuse de donner à l'existence de l'Algérie une origine plus lointaine que l'occupation arabe qui remonte au VIIe siècle de l'ère chrétienne», relève le président d'honneur de la LADDH. Alors que Messali proclamait «l'Algérie sera éternellement algérienne» au stade de Belcourt, en 1936, il soutient dix ans plus tard que «l'Algérie est arabe» en l'arrimant au Moyen-Orient. Le conférencier est persuadé que ce changement de cap doit beaucoup à l'influence de deux figures du nationalisme arabe qu'avait rencontrées Messali peu après la Seconde Guerre mondiale : Azzam Pacha et Chakib Arselane. «La Kabylie est un bouillon de culture, un foyer du nationalisme libérateur, que la direction du parti veut enfermer dans un ghetto de minorité culturelle et linguistique», assène l'auteur. «Ce n'est pas une rupture ethnique, tribale ou régionale que le mémorandum provoque, mais une fracture nationale», appuie-t-il. Bennaï Ouali et Amar Ould Hamouda, deux cadres du PPA et de l'OS en Kabylie, refusent cette «régression mémorielle» – comme l'appelle l'orateur – et le font savoir. Me Ali Yahia rapporte aussi comment, en juillet 1949, cinq étudiants PPA-MTLD, en l'occurrence, son frère Saïd Ali Yahia, Mebrouk Belhocine, Yahia Henine, Sadek Hadjerès et Saïd Oubouzar, se fendent d'un contre-mémorandum intitulé : L'Algérie libre vivra, et signé d'un pseudonyme : Idir El Watani. De son côté, le conseil fédéral du MTLD en France fait voter une motion, par 28 voix contre 32, s'exprimant clairement pour une «Algérie algérienne» par opposition à l'orientation panarabiste de la direction du parti. Purges et liquidations physiques sur ordre du CCE La réaction de l'état-major du FLN-ALN sera des plus sévères. Les militants berbéristes subiront une véritable purge, peu après le début de la guerre de Libération nationale. Ils seront rangés dans le même sac que les Messalistes «qui ont pris les armes contre la Révolution», s'indigne Ali Yahia Abdennour. Il précise, dans la foulée, que Bennaï Ouali et Amar Ould Hamouda avaient pourtant appelé au déclenchement de la lutte armée dès la fin des années 1940, bien avant le 1er Novembre 1954. C'est connu : les révolutions mangent leurs propres enfants. C'est ainsi que «Amar Ould Hamouda et Embarek Aït Menguellet ont été condamnés à mort au village Aït Ouabane par un tribunal composé de Krim Belkacem, Ouamrane Amar, Mohammedi Saïd et Cheikh Amar», assure Me Ali Yahia. Amar Ould Hamouda sera exécuté par l'ALN en avril 1956. A partir de là, Benaï Ouali sait que sa vie est «en sursis». Même si ces assassinats politiques sont survenus quelques années après la crise de 1949, pour Me Ali Yahia, il ne fait aucun doute qu'ils puisent leur origine dans ce schisme. «Le Congrès de la Soummam avait condamné, pêle-mêle, les militants berbéristes, messalistes et contre-révolutionnaires», atteste-t-il. Ce qu'il confirme dans son livre en évoquant un entretien qu'il avait eu avec Benyoucef Benkhedda, membre du CCE. Ali Yahia Abdennour, faut-il le rappeler, avait succédé à Aïssat Idir à la tête de l'UGTA en juin 1956, une semaine après l'arrestation de ce dernier. A ce titre, il est en contact avec les plus hauts dirigeants de la Révolution. Un jour, il est convoqué par Benyoucef Benkhedda qui lui annonce tout de go : «Ouali Bennaï est condamné à mort par le CCE». «Ma tête éclate de colère et de rage», fulmine Me Ali Yahia en apprenant la nouvelle. «Nous sommes revenus à la crise anti-berbériste de 1948», écrira-t-il en insistant sur le fait que «les blessures de cette crise ne sont pas encore cicatrisées». Et de poursuivre, ulcéré : «La seule accusation qui pèse sur Bennaï est d'ordre politique et culturel : berbériste. La condamnation à mort est un message de haine contre l'amazighité.» Citant Benkhedda, il reprend à la lettre les mots de celui-ci pour justifier ce crime : «Le Congrès de la Soummam est un moment-clé de la Révolution. La mise à mort de Bennaï émane de cette autorité suprême de la Révolution. Le CCE ne fait qu'appliquer la peine prononcée par ce tribunal suprême». En gros, cette purge est motivée par l'impératif de «débarrasser la Révolution des démons du régionalisme et du tribalisme». Ces cadavres qui nous hantent «Le CCE, après le PPA-MTLD, considère l'amazighité comme un ennemi dangereux qu'il faut mettre hors d'état de nuire», dénonce l'auteur. «Détenteur de l'épuration légale, il a inscrit dans un processus normal l'épuration des militants de la crise (berbériste) en les faisant fusiller à la hâte et au hasard, au coin d'une forêt ; sur une route ou dans une rue, alors qu'ils n'ont fait que leur devoir.» Quelques jours après cette entrevue, Ali Yahia Abdennour annonce l'effroyable verdict à son destinataire : «Le CCE t'a condamné à mort.» Stoïque, Ouali Bennaï rétorque : «Ils peuvent me tuer, des milliers de Bennaï naîtront ! (…)Je suis prêt à payer de ma vie mon engagement pour la berbérité qui est le deuxième combat de ma vie après celui pour la libération de mon pays (…) Pour le CCE, mon cadavre est déjà là, mais il ne l'a pas encore enterré.» Ouali Benaï sera assassiné d'une rafale dans le dos le 13 février 1957, près de son village, à Djemaâ Saharidj. Avant l'acte fatal, l'auteur avait tenté d'intercéder en sa faveur auprès de Abane. En vain. «En creusant ma tombe, tu creuses aussi la tienne.» Telles étaient les dernières paroles de Bennaïa dressées à Abane par la bouche d'Ali Yahia. Des mots terriblement prémonitoires. Quelques mois plus tard, Abane est assassiné dans les conditions que l'on sait. Même morts, les cadavres de Ouali Bennaï, de Amar Ould Hamouda, tout comme celui de Abane, hantent encore notre mémoire tourmentée et reviennent, tels des spectres, demander réparation pour pouvoir enfin reposer en paix.