Buenos Aires, avril 2009. «Il a rêvé d'une Algérie qui n'a jamais existé, je rêve d'une Algérie qui ne veut pas exister», voilà en quelques mots ce qui me relie à Emile Perez, une passion meurtrière, dévorante et solitaire pour le pays de nos ancêtres. Certaines amitiés sont intemporelles, semble-t-il, la nôtre avec Emile est à contretemps. Je m'appelle Abdelkader, Kader pour les intimes. Je ne connaissais pas Emile et je ne l'avais jamais vu avant cela, juste quelques e-mails que nous échangions sur l'œuvre de Camus reliaient deux anonymes épistoliers, l'un né bien après l'indépendance de l'Algérie et l'autre avant la guerre d'Algérie. Au fur et à mesure de nos échanges et malgré tout ce qui sépare nos deux communautés d'origine, nos trois générations, une insatiable envie de rencontrer l'autre se mit à éclore. Il a proposé que nous fassions un voyage en Amérique latine, une idée bien folle de pied-noir, un voyage, alors que nous ne nous sommes jamais vus et que je ne savais même pas qui il était. Je répondis oui sûrement par excès de jeunesse. En même temps, je me demandais qu'aurais-je bien à lui dire ? Lui ai-je au moins dit que je suis issu d'une famille de militants durs du FLN, que j'abhorre l'OAS et que je considère le colonialisme comme un crime contre l'Humanité ? A-t-il bien compris que je ne renoncerai jamais à ma mère et que je ne renierai jamais les miens ? Et surtout que me voulait-il ? (…) En face de lui, est debout une jolie anonyme rousse plongée dans son roman de Marie Higgins Clark qu'elle arrive à lire une main tenant la barre, l'autre le bouquin et les jambes écartées pour élargir son polygone de sustentation. Des pensées grivoises envahissent le jeune Kader, il se sent raidir de partout et rougit de honte de se faire découvrir. Il se détourne de son regard que lui seul fixe, croise ses jambes pour contenir et cravate cette merveille du génie hydraulique prête à se transformer en obélisque. Rouge de honte, notre Priape des temps modernes se ressaisit, il ne doit pas oublier qu'avant de penser à palucher le créateur sur cette amazone, il doit être à l'heure au consulat pour ses visas. (…). Arrivée au 6, rue Cimarosa, une fonctionnaire au consulat d'Argentine, aux traits rudes et aux rides illimitées, sans doute heureuse d'être vautrée dans son bureau, taciturne et impersonnelle à Paris, le reçut. Une longue liste de documents que sa voix gutturale déclamait le fit tressaillir de frissons. Mêlé en plus à son ton glacial et péremptoire, Kader saisit qu'aucun subterfuge, fut-il le plus élaboré, qu'aucune prière affectée ne pourrait faire fléchir cette fonctionnaire qui s'échinait sûrement depuis la nuit des temps à nourrir son zèle en refus de dossier pour des touristes «mal nés» comme lui. Il en connaissait déjà un bout avec les zélateurs en activité en Algérie. «Ils se ressemblent tous étrangement, le même phénotype qui lui, par contre, ne connaît pas de frontières ni de visas», pensait-il. Résigné mais point abattu, il répondit à toutes ses demandes : - La fonctionnaire : Passeport. - Le voilà, Madame. - Fiche de paie, s'il vous plaît. Glaçant du regard le jeune Kader comme si elle s'attendait à ce qu'il n'en ait pas. - En voici trois pour vous, Madame. - Compte bancaire alors ! - Lequel voulez-vous ? répondit Kader en piquant du nez avec un air faussement hautain voulant étaler sa richesse qui n'existe pas mais dont elle n'en saurait rien. - 3 photos s'il vous plaît aux normes en vigueur en Europe pour les documents d'état civil. Kader obtempéra et lui présenta tous les documents exigés, seulement toute sa complaisance ne suffit pas. Elle finit par trouver la faille. Je suis sûr que ces fonctionnaires sont formatés de telle sorte qu'ils trouvent toujours le moyen de vous éconduire, se disait-il. Il lui manquait la réservation d'hôtel et le parcours du périple pour décrocher l'ultime onction, le Saint Graal des temps modernes : le Visa. (…) La discussion avec Maria Hernandez fut très instructive ; le temps passa si vite que personne ne s'aperçut que le buquebus avait amorcé ses manœuvres d'accostage au port de Colonia. Kader et Nora quittent le bateau sans trop s'attarder, les formalités de police et de douanes ayant déjà été faites de l'autre côté de la rive du Plata non sans peine, car il a fallu que le policier vérifie leur identité, ce qui lui a pris plus d'une demi-heure. Il n'est pas habituel de voir deux Algériens en Uruguay pour du tourisme. Nos deux touristes ne savaient pas si Emile serait à la gare. La voyageuse argentino-uruguyenne qui avait partagé la traversée avec eux les salua et leur souhaita bon séjour sans avoir omis, certainement par courtoisie, de les inviter à visiter son ranch «La Narbonna» à 60 km de Colonia, son «petit coin de paradis», disait-elle ! En sortant de la gare maritime de Colonia, Kader aperçoit un homme, cigarette au bec, qui scrute et dévisage les passagers un à un à la recherche d'une figure, semble-t-il, familière. Un homme bien portant au visage doucereux, au regard affable, arborant une barbe homogène mais monotone, vêtu d'un jean qui arrivait mal à contenir une bedaine aisée et courtisée car elle laissait transpirer une soif de vie à satiété. Il ne portait pas d'écriteau avec leurs noms, mais nos deux touristes se doutaient bien par ses oscillations pendulaires de tête au milieu de la foule qu'il les cherchait. (…) Montevideo est considérée comme la ville d'Amérique du Sud où il fait le mieux bon vivre et elle fait partie des trente villes les plus sûres du monde. La capitale est bordée par une immense corniche plus longue que celle d'Oran qui semble sans fin et longe toute la ville en partant de son port. Son centre est intrigant, un succédané d'immeubles vintage se dresse le long de l'avenue du 18 Julio jusqu'à la plazza de l'Independencia (place de l'indépendance) où trône la statue d'Argilas, le libérateur de l'Uruguay. Les immeubles art-déco se mêlent aux immeubles modernes aux façades en verre miroitant, dans une sorte de duel entre modernité et passé. La vision est dysmorphique, à croire que cette ville a tous les âges, toutes les formes dans une sorte d'anti-tout urbanistique. Au bout de la plazza de l'Independencia naît une rue piétonne. A son entrée une porte en pierre ancienne est claquemurée par une façade moderne en marbre gris. L'ombre de la porte se dissipe, elle semble si fragile sous son nouveau rempart cimenté, esseulée au bout de cette place aux attraits contemporains, bordée des principaux édifices de l'Etat et cadrée par un jardin terne de rectitude. En empruntant cette rue piétonne, on découvre une librairie qui, à l'origine, était un théâtre et où les intellectuels et étudiants viennent consulter, des heures durant, autour d'un café au deuxième étage, autant de livres qu'ils le souhaitent. Point de restriction à la lecture si ce n'est l'heure de la fermeture qui est fixée à 23h. (…) Lorsque notre jeune homme retrouva dans le «Journal de Guerre» de la «Colombe» un passage sur Camus, il fut fasciné par les propos écrits, par la conviction patriotique de celle qu'il finira par sanctifier comme un grand esprit libérateur. Ce passage sur Camus, il le relira plus de dix fois puis sans cesse, éternellement, comme on lit un psaume de la Bible ou un verset du Coran. Il le relira à chaque commémoration, à chaque cérémonie de l'une ou de l'autre. Il le relira, le gardera à son chevet et enfin le classera admirativement au milieu de la pléiade de son auteur adulé. Ce passage fut noté dans le «Journal» en novembre 1956 : «On connaissait tout de Camus, son esprit, son talent, son amour invincible pour le pays, mais aucunement son penchant pour le pyrrhonisme. Est-il sourd ? Aveugle ? Veut-il être l'un, l'autre ou les deux en même temps ? Le sang qui coule est celui de tous les Algériens. Nous sommes tous victimes du colonialisme, y compris lui qui l'a pourtant tant condamné pour se taire maintenant alors que nous avons besoin de lui. Son silence a des torts, que rien ne justifie. A quoi bon déclamer tant ces injustices sociales, des vérités pourtant prétendument universelles en s'accommodant du fait colonial qui les nourrit, légitime l'arbitraire et fait que neuf millions de Musulmans sont traités comme des bêtes ? Je ne crois pas au ‘'colonisateur humaniste''. Les colons ont peut-être plusieurs apparences, mais il n'y a toujours qu'une réalité. Elle est là ! La colonisation est un déni de l'humanité. Notre seule issue est l'indépendance et je n'en vois pas d'autre. Je ne me demande même pas si cela est possible pour la simple raison qu'elle est justement la seule possible. Si pour exister il ne suffit pas de s'opposer, la neutralité, elle, est vide de sens. Que Camus le sache, ce n'est pas en acceptant des compromis avec l'injustice que la justice peut se réaliser. Ce n'est pas en condamnant la révolte qu'on empêchera la violence, ni en condamnant la violence qu'on arrêtera la révolte (…)».