Outre l'obscurantisme islamiste, Arkoun avait aussi «très vite condamné ce qu'il appelait les Etats voyous d'Afrique du Nord». Quand l'impensé s'attaque à la pensée, le jour cède à la nuit et l'intelligence à la bêtise. Mohammed Arkoun, cet immense penseur reconnu, adulé ailleurs et banni dans son propre pays, est un des exemples les plus marquants de ce que le système politique algérien a pu faire à l'intelligence ; il l'écrase ici ou la pousse à fleurir ailleurs. «Toutes les confusions qu'il y avait en Algérie faisaient qu'il ne pouvait pas rester. Il avait fait un court séjour en Algérie en 1958, mais il n'a pas pu rester longtemps, notamment suite à son arrestation par la police et sa détention pendant dix jours. Il pensait revenir en Algérie après son agrégation dans les années 1960, mais il a décidé de rester en France parce qu'il avait entrepris d'écrire sa thèse et puis de lancer une carrière. Ce n'est qu'en 1974 qu'il a pu revenir dans son pays et ce pour assister au séminaire sur la pensée islamique.» C'est là le témoignage inédit de Sylvie Arkoun, la fille de Mohammed Arkoun. Notre interlocutrice, parlant avec beaucoup de tendresse de son regretté père, nous confie qu'il était très heureux de participer à ces séminaires. «Il avait assisté à trois ou quatre rencontres sur la pensée islamique et il était heureux de revenir et de revoir sa famille.» Elle affirme que, pendant ces années-là, son père vivait le bonheur de retrouver sa terre natale, il souffrait du déchirement causé par l'exil ; le fait de fouler de nouveau son sol était pour lui un pur moment de joie. «J'ai lu cela dans ses correspondances avec son frère. Il disait que le fait de revenir lui permettait de se sentir utile pour son pays. Il disait que dans ces séminaires, il trouvait une opportunité de communiquer sur sa pensée qui commençait d'ailleurs à s'établir dans ces années-là. Il trouvait que c'étaient des années porteuses d'espoir pour lui», ajoute Sylvie, avant d'arriver à ce fâcheux incident qui a marqué à jamais la mémoire de l'immense penseur. L'Algérie, une blessure «Il y a eu le séminaire dramatique de 1985 à Béjaïa. Il s'y était rendu comme pour les précédents séminaires sur la pensée islamique, mais ce fut une terrible expérience. Cheikh El Ghazali le traita d'apostat et le chassa publiquement du séminaire. Mon père a été extrêmement affecté par la violence de cette altercation publique, mais aussi et surtout par le fait de ne pas avoir eu le soutien des autorités qui l'avaient pourtant elles-mêmes invité. Il s'était senti rejeté par son propre pays, alors qu'il était là pour parler d'un islam des lumières, un islam plus dans la liberté que dans la contrainte politique. Cet incident, je crois, l'a décidé à ne plus revenir en Algérie», nous dit Sylvie Arkoun, contactée par téléphone. Mohammed Arkoun tenait tellement à ses racines qu'il est revenu sur sa décision. Il décide de rentrer au pays en 1992, pour un court séjour cette fois, mais qui fut le dernier. Les années de terreur qui ont suivi ont achevé le peu de brèche laissé par le système. «J'ai trouvé beaucoup de ses lettres sur cette période là… Il était extrêmement inquiet pour les membres de sa famille, mais aussi de voir l'Algérie plongée dans le terrorisme, il en été meurtri car ça allait dans une évolution à l'inverse de ce qu'il voyait pour son pays», nous révèle Sylvie Arkoun, qui est en phase de préparation d'un livre-témoignage sur son père. Décédé le 14 septembre 2010 à Paris, Mohammed Arkoun n'avait plus foulé le sol algérien depuis 1992, même pas pour l'enterrement de sa mère en 2003 ; le déchirement fut grand et la plaie à la fois ouverte par le système en place qui ne l'a jamais considéré à sa juste valeur et par cet islam obscurantiste qui a pris place dans une terre capable d'enfanter pourtant un porteur de lumière comme Arkoun, demeura béante. «Pour lui, c'était extrêmement dur de vivre cela à la fois à titre personnel, et pour ce qu'il voyait advenir de la destinée de son pays», dit-elle, en notant que son père savait qu'il dérangeait par sa parole, il était transgressif. Et sa façon de lire le Coran à l'aune de l'histoire n'était pas du tout ce que préconisaient les islamistes. «Il était donc à l'opposé de ce qui était en train de grandir en Algérie à cette époque-là, c'est-à-dire sur sa vision de l'islam et de la façon dont il fallait le sortir d'une lecture basique mais renforcée par l'introduction des sciences humaines. Il était à l'opposé de la tendance et il savait qu'il dérangeait par cette parole subversive et intellectuelle», précise notre interlocutrice. Et d'ajouter qu'outre l'obscurantisme islamiste, Arkoun avait aussi «très vite condamné ce qu'il appelait les Etats voyous d'Afrique du Nord dans lesquels le parti unique confisquait les richesses... Quand il avait compris que les choses se refermaient plus au lieu de s'ouvrir, il a renoncé, la mort dans l'âme, à revenir au pays». Arkoun, nous dit sa fille, ressentait au fond de lui-même une blessure, celle du rejet de sa patrie. «Il a été de plus en plus violemment déçu…Il le vivait comme quelque chose de personnel parce qu'il s'agissait de sa terre et qu'il avait pour l'Algérie beaucoup d'espoir. Les invitations qu'il recevait les dernières années avant sa mort, pour participer à des séminaires, arrivaient comme un peu tard, il avait très envie d'y aller mais il ne pouvait plus, c'était fini.» Et Sylvie Arkoun de noter que le choix de son enterrement au Maroc n'était pas le sien mais celui de sa dernière femme, qui est Marocaine. «Je pense que s'il avait été marié à toute autre femme d'une autre nationalité, il aurait été enterré dans le pays de sa femme», tient-elle à préciser. Dans le livre qu'elle éditera en septembre prochain aux éditions Presse universitaire de France, une sorte d'enquête d'une fille sur l'homme public qu'a été son père auprès de gens qui l'ont connu et à partir de documents familiaux et universitaires, Sylvie Arkoun évoque aussi le souvenir d'un père très secret : «Il ne nous parlait pas ouvertement de sa blessure algérienne… C'était quelque chose d'implicite qu'on ressentait au plus profond de nous. Sans qu'il nous le dise, on le ressentait.»