Le Maghreb des livres, dans sa 20e édition, a rendu hommage à toute la littérature maghrébine l Dans ce cadre, quatre noms ont été mis en lumière et leurs œuvres revisitées l Il s'agit du poète tunisien Abou el Kacem Chebbi, du grand écrivain marocain Mohammed Choukri, et enfin de deux précurseurs de la littérature algérienne francophone, Mouloud Mammeri et Mohammed Dib. Paris De notre correspondant Mouloud Mammeri (1917-1989) a été l'aîné de Mohammed Dib (1920-2003), mais surtout son compère, avec Kateb Yacine (1929-1989), dans la construction d'une littérature francophone indigène, engagée pour l'indépendance du pays. «On ne pouvait pas dissocier la littérature produite par Mammeri de son engagement nationaliste pour l'indépendance de l'Algérie», a indiqué Yousef Nacib, enseignant et éditeur, ouvrant le débat en hommage à l'auteur de La Colline oubliée (1952). «Après l'indépendance, il enseigna dans la section d'ethnologie à l'université d'Alger. En marge de cette section, il donnait un cours de berbère à ses étudiants. Le cours était informel. Il n'y avait pas d'écrit officiel pour l'instaurer. Mammeri a juste reçu une autorisation verbale du ministre de l'Education nationale. Il a assuré volontairement ce cours jusqu'à la réforme de l'enseignement qui a réparti le secteur en deux ministères, celui de l'Enseignement supérieur et celui de l'Education nationale», a expliqué le conférencier. Mouloud Mammeri n'a jamais été découragé par les agissements du pouvoir contre son nouveau combat post-indépendance, son engagement intellectuel et scientifique en faveur du combat identitaire berbère et de l'émancipation démocratique du pays. «Quand je l'ai connu en 1975, je ne travaillais pas du tout sur le monde berbère. J'ai concentré toutes mes études et recherches sur le problème identitaire en Espagne. Mammeri m'a dit que les archives espagnoles ne vont pas se volatiliser. Elles existent depuis des siècles et il y aura toujours moyen d'y revenir. Par contre, dit-il encore, il y a notre culture et identité qui sont en train de disparaître, et dont la sauvegarde et la promotion sont vitales», témoigne, de son côté l'anthologue berbère Tassadit Yacine. «Mammeri rêvait d'un état algérien laïque et multiculturel» Après le printemps berbère de1980, Mammeri préfère quitter l'Algérie et s'exiler en France. «Pendant les années 1980, c'était impossible de trouver un moyen d'expression libre du fait que le pouvoir algérien avait peur de la montée en puissance du Mouvement culturel berbère. Mammeri a fini par quitter le pays. C'est là que je l'ai connu vraiment. Il est enfin sorti de sa réserve et s'est exprimé sur l'implication du chercheur et de l'intellectuel en politique. Mais il pensait que l'engagement n'avait pas forcément le sens strictement politique du terme. Pour lui, il fallait s'engager au plan culturel pour défendre la diversité en Algérie», a souligné encore la directrice de la revue Awal, fondée par Da L'mouloud. Elle n'a pas omis, dans ce sillage, de préciser que «Mammeri n'a jamais été régionaliste. Ceux qui le taxent de kabyliste lui font un faux procès. Déjà avant l'indépendance, au début des années 1950, il rêvait, avec son ami Jean Sénac, d'un Etat algérien laïque et multiculturel. Lui-même parlait plusieurs dialectes berbères, le latin et le grec. Et enfin, je précise qu'il a été un grand ami de l'écrivain égyptien Taha Hussein, et membre du syndicat des écrivains arabes». Selon Hervé Sanson, professeur de littérature française en Allemagne, l'auteur de L'Opium et le bâton (1965) «avait une vision très avant-gardiste de sa société sur le fond et sur la forme. Il a traité le rapport homme-femme, le genre, la place des cultures minorées, etc. C'est un précurseur sur ce dernier plan notamment». Et avant tout, «c'est un romancier universaliste», a-t-il conclu. Cela nous permet de faire la transition avec l'hommage rendu à l'autre père de la littérature algérienne, Mohammed Dib, chez lequel on retrouve également un mélange d'engagement identitaire et un souci d'appartenance universaliste. D'ailleurs, bizarrement, cette question d'universalité «revient très souvent quand il s'agit de décortiquer les œuvres d'écrivains maghrébins et tiers-mondistes en général, alors que les critiques littéraires ne posent jamais cette question quand il s'agit d'écrivains occidentaux», regrette Tristan Leperlier, professeur de sociologie à l'EHESS. «En tout cas, c'est vrai qu'il y a une certaine tension chez Dib. Pendant toute sa vie, il voulait maintenir un certain équilibre entre, d'une part, son inscription nationale très forte et très marquée. Et d'autre part, il avait un grand désir d'être considéré et reconnu comme un écrivain universel», a-t-il ajouté. Comme Mammeri, Mohammed Dib se considérait comme un écrivain engagé. Et c'est vrai qu'il l'a été, en publiant notamment la trilogie Algérie : La Grande maison (1952), L'Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957). Selon le professeur Leperlier, cette tension chez Dib s'est ressentie «à travers plusieurs ruptures» dans ses discours et ses écrits, avant, pendant et après l'indépendance : «Il a mis sa plume au service de la Révolution algérienne, en sacrifiant, en quelque sorte sa posture initiale de poète qu'il a reprise à partir de 1962, en se consacrant à l'unique travail littéraire. Son discours et sa perception de l'engagement changent. A partir de là, il revient à l'écriture détachée de l'actualité et des enjeux politiques. Néanmoins, il a affirmé en 1971 que l'écrivain algérien a un rôle politique important à jouer.» Quant à Mourad Yelles, professeur de littérature et d'anthropologie à l'Inalco, il préfère parler plutôt d'un «mariage réussi» dans le style de l'auteur d'Un été africain (1959). «Dib a eu une grande capacité à marier son écriture poétique avec son engagement politique. C'est un rapport d'écriture complexe où il a associé le projet nationaliste à une quête poétique», a-t-il rétorqué.