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Semeur de joie et d'allégresse
Cheikh Sadek Bedjaoui. (1907-1995). Maître de l'art lyrique arabo-andalou, poète, parolier
Publié dans El Watan le 13 - 02 - 2014

«Je ne comprends pas pourquoi les gens en veulent autant au gouvernement. Il n'a pourtant rien fait.»
Bob Hope
On ne remerciera jamais assez cheikh Sadek El Bedjaoui pour avoir réhabilité ce style musical et réconcilié les Bédjaouis avec eux-mêmes en les incitant à renouer avec leurs traditions ancestrales», avaient exprimé en chœur les nombreux présents au centenaire de la naissance du cheikh (1907-2007) célébré à l'hiver 2007 à l'université Targua Ouzemour de Béjaïa.
En vérité, cette reconnaissance est partagée par une multitude de gens, et pas seulement les mélomanes, tant la préservation du patrimoine culturel a été non seulement un devoir pour le cheikh, mais aussi son credo. Le cheikh est allé puiser dans le riche legs de Béjaïa, dont l'histoire a été marquée par la présence des Andalous depuis le XIe siècle et dont la musique spécifique relayée, bon an, mal an, avait cessé d'évoluer avec la décadence de l'Occident musulman voire menacée de disparition avec l'avènement de l'ère coloniale. De son vrai nom Bouyahia, dès son jeune âge, Sadek commence par fréquenter l'école coranique de Baba Fessiane (Sidi Soufiane). C'est notamment à la médersa de Sid Ali El Betrouni qu'il a tiré son enseignement littéraire et religieux. Il est remarqué par Mohamed Belhaddad et Boualem Bouzouzou qui l'initièrent au medh, au hawzi, au aroubi et au chant kabyle. Si El Hachemi et Si Allaoua Mahindad lui auraient également enseigné quelques morceaux dans le chant madh, melhoun, hawzi, aroubi et des inquilabate.
En 1928, le maître de Tlemcen, Larbi Ben Sari, vient pour la première fois à Béjaïa pour animer un mariage resté célèbre dans les annales. C'est à cette date que Sadek forme son premier orchestre. De 1933 à 1938, Sadek va à Alger et s'inscrit à El Moussilia. Il est pris en charge par Leho Serour et Mkhilef Bouchaâra. Cependant, c'est Mahieddine Lakhal qui l'initia aux secrets des noubates, en particulier lors de l'animation de la société El Widadia de Blida. Sa période tlemcénienne débuta en 1934 lors d'une excursion d'El Moussilia. «Tlemcen était pour moi une nouvelle terre généreuse qu'il fallait explorer tant le genre qu'on y pratiquait était différent de celui de l'école d'Alger et proche du hawzi bédjaoui.»
Ce fut pour lui l'occasion de s'enrichir d'un répertoire hawzi plus dense, mais aussi d'adopter un coup d'archet spécial, inspiré de celui de cheikh Ben Sari au violon alto. Sadek établit des liens amicaux solides avec cheikh Larbi Ben Sari, chez qui il rencontra Omar Bakhchi et Abdelkrim Dali. A Oran, il fit connaissance avec Saoud l'Oranais, Maâlem Zouzou, Guennoune et Ibiho Bensaïd, qui ont également influencé sa personnalité. Né le 17 décembre 1907 dans le quartier de Bab El Louz (Béjaïa), Sadek est considéré comme l'un des maîtres incontestés de la musique andalouse maghrébine. Il a donné à l'école de Béjaïa un genre spécifique.
Quatre points importants le caractérisent : sa voix de ténor remarquablement travaillée qui lui permet des interprétations périlleuses et des envolées lyriques rarement égalées, en particulier dans les répertoires classiques maghrébins et le hawzi ; la densité et la diversité de son œuvre ; son interprétation des noubates andalouses ; sa carrière radiophonique qui lui permet une dense production de pièces de théâtre et des œuvres en kabyle. C'est certainement à l'âme de la ville de Béjaïa que cheikh Sadek doit l'essentiel de son inspiration.
La musique andalouse dite maghrébine
La musique traditionnelle dite andalouse est une œuvre savante, résultat d'une synthèse de vieilles civilisations orientales. Son apparition est liée à l'exil forcé à Cordoue, en 822, de Ziryab, un maître qui a fui Baghdad suite aux pressions d'El Musili, un autre maître au service de la cour de Baghdad. Cette musique va s'épanouir en Espagne musulmane. La tradition de cette musique non transcrite se perpétue jusqu'à nos jours dans les villes du Maghreb. Au début de la carrière de cheikh Sadek, cette tradition était représentée en Algérie par trois écoles : celle de Tlemcen ou ghernati rattachée à Grenade, celle d'Alger ou sanaâ de tradition cordouane et le malouf constantinois revendiqué de Séville. Justement, Sadek, qui a su ne jamais renoncer et continuer de risquer plutôt que de subir, a touché à tout.
De trois styles ou écoles, il en a tiré la quintessence. On a dit même qu'il a été à l'origine des «passerelles» entre ces musiques non transcrites. Pour Sid Ahmed Seri, «Sadek était un ténor, il avait de la caisse comme on dit… Il a appris la musique à l'école d'Alger sous la férule de cheikh Benteffahi, et aux côtés des frères Fakhardji. C'est un touche-à-tout. Il a appris tous les styles et beaucoup voyagé, notamment à Tlemcen, où il a récolté pas mal de choses dans le domaine musical. Parfois il prenait des libertés, mais c'est l'oralité et on ne peut lui en vouloir. C'était un grand cheikh et la sanaâ le revendique fièrement.»
Abdelkader Bendaâmeche, ancien chanteur et musicographe, est convaincu qu'on peut valablement affirmer, aujourd'hui, qu'il n'y a pas eu un artiste de l'envergure et de la qualité de cheikh Sadek Bédjaoui, Allah yerhemou, qui a pratiqué en maître autant de styles et autant de genres musicaux que lui. Marquant le XXe siècle de son empreinte, ce vénéré cheikh s'est abreuvé lui-même des belles et inépuisables sources à Béjaïa, Blida, Tlemcen et à Alger. Qu'elle soit du hawzi, aroubi, madih dini, chaâbi, moderne, andalouse ou soufie, la structure mélodique traditionnelle n'avait aucun secret pour lui, ajouté à cela l'écriture théâtrale radiophonique, la poésie ainsi que la composition musicale qu'il destinait à la jeune génération. Il savait comprendre les jeunes, les prendre en charge, les former et les orienter. Pour l'avoir connu et côtoyé depuis 1969 à Alger, puis à Béjaïa plus tard, cheikh Sadek Bédjaoui est un monument artistique qui a inscrit amplement son nom dans l'histoire culturelle et artistique de notre pays.
La vie du cheikh a été flamboyante
C'est en 1936 qu'il rentre à Béjaïa doté d'un certain bagage musical et de beaucoup de volonté à faire épanouir la vie culturelle ct musicale de la ville. Il va ainsi créer plusieurs sociétés : Echabiba (1938), Chabab El Fenni (1940), El Inchirah (1944)… qui furent dissoutes par l'administration coloniale. Le maître va notamment transformer le café de Baghdad (rue Fatima) en un cercle culturel. Avec son orchestre, il va, pendant plus de 27 ans, animer les plus belles soirées musicales bougiotes.
Après l'indépendance, il prit la direction du Conservatoire municipal de Béjaïa. A ce poste, il crée en mars 1963 une des toutes premières écoles de musique classique du pays. «Je sentais qu'il fallait désormais passer à la formation après une vie palpitante vouée à la recherche et à la création.» Il préférait le violon, mais jouait de tous les instruments et chantait tous les modes. Cheikh Sadek avait notamment dirigé l'orchestre du Conservatoire jusqu'en 1986. Pendant plus de 23 ans, il s'est consacré à la formation (dans tous les genres) et à la sauvegarde du patrimoine de la cité.
Formateur apprécié
Parmi les élèves talentueux formés, citons : Abdelwahab Abdjaoui (Rachid Baouche), El Ghazi Bouarroudj, Youcef Abdjaoui, Mokrane Agawa, Sid Ali Baba Ahmed, Djamel Allam, Boubekeur Khamsi, Mohamed Raïs, Mohamed Redouane, M'hamed Schbaeim... Cheikh Sadek El Bedjaoui a laissé plusieurs noubate enregistrées à Radio Alger, ainsi que quelques inquilabate, insrafate et q'sayed dans le hawzi et le r'hawi, brillant interprète doté d'une voix puissante et mélodieuse. Il était également un compositeur et parolier. Il a laissé plusieurs poésies dans les différents dérivés de la musique andalouse. Cheikh Sadek a aussi consacré un poème d'éloges funèbre, Ritha, à son ami cheikh Omar El Bakhchi.
Ce poème traite de l'inéluctabilité de la mort, soulignant le caractère éphémère de la richesse et de la puissance, évoquant parfois l'au-delà, et les joies ou les tourments qui y attendent l'homme le jour où il comparaîtra devant le très Haut. Son épouse et ses enfants jouent un rôle primordial et occupent une place particulière. Car l'homme dont ils partagent le quotidien vit dans deux dimensions. L'une très proche familière et l'autre lointaine extra-muros, où le cheikh est plongé dans sa méditation poétique et musicale. Comment donc ses enfants ont-ils vécu cette situation ? Certes, ils doivent faire avec, mais comment fait-on pour cohabiter. Si les enfants n'ont pas été des agents officieux où la porte étroite par laquelle il faut passer pour approcher le maître, le père, si accaparé par sa passion comme on l'imagine, a-t-il manqué à sa famille ? Contrairement à ce qu'on croit, le paternel était constamment présent.
«Il s'absentait parfois, certes, mais il y avait la compensation grâce à ma mère ou ma grand-mère», se souvient son fils Djamil, qui évoque ces moments d'émotion lorsque le cheikh rentrait après une éclipse : «Il nous entourait de son affection, de sa gentillesse. Il était aimant. Naturellement, lorsqu'il n'était pas là, on demandait après lui, mais ma mère nous répondait qu'il était allé au travail. Mais dès son retour, c'était la fête, la communion totale.» Il faut noter que le cheikh tenait le café de Baghdad, lieu de retrouvailles des artistes de la ville, qui convergeaient vers la rue Fatima pour s'accorder des moments heureux et festifs.
«C'était un peu le pendant du café Malakoff d'Alger, une pléthore de chanteurs fréquentaient cet espace qui hélas est aujourd'hui fermé. Même le cheikh Benbadis avait visité ce café lors de ses passages à Béjaïa où il avait beaucoup d'amis, dont mon père.» Cheikh Sadek, dont la vocation s'est affermie au fil des ans, a-t-il un jour poussé ses enfants à suivre son chemin ? «Nous étions ses élèves, mais il ne nous a jamais favorisés. Nous grattions de la guitare, mais chacun de nous s'est orienté vers les études de son choix. A vrai dire, nous ne nous sommes pas accrochés, mais cela ne nous a pas empêchés de rester des mélomanes», confie l'un de ses enfants.
Grand voyageur, le cheikh a sillonné l'Algérie, il aimait se déplacer à Constantine et à Tlemcen où il compte de nombreux amis. «Lorsque mon frère Abdelaziz s'est marié au milieu des années soixante-dix, celui qui a animé la fête n'était autre que Abdelkrim Dali, qu'une amitié indéfectible liait à mon père, c'était des réjouissances grandioses auxquelles ont assisté des artistes de renom, dont El Ghazi, Rachid Baouche (Abdelwahab Abdjaoui), notamment Benachour, annoncé, s'était excusé, car très fatigué.» Djamil nous fera signaler que son père était un ardent défenseur du dialogue entre les deux cités séculaires que sont Béjaïa et Tlemcen, qui ont beaucoup de points communs.
Pour rappel, Sidi Boumediène, le Saint patron de Tlemcen, a vécu plus de trois décades à Béjaïa. Pour marquer son amitié à la capitale des Zianides et à ses nombreux amis qui y vivent, dont Bakhchi, Dali, Bensari, etc., cheikh Sadek avait composé un hymne à Tlemcen, Yakhti, qui avait été grandement apprécié. Le défaut du cheikh, s'il en a, est son obstination, mais cela peut être décliné comme ténacité qui est en fait une belle vertu, remarque le docteur Abdelhakim Touati, un de ses farouches admirateurs. La ténacité est la marque de gens simples, ceux qui savent donner un sens au mot «terroir», bien ancrés dans le sol de leurs ancêtres et lorsqu'ils se fixent un objectif, s'échinent à l'atteindre en y mettant l'effort, la volonté, le tout imprégné d'une conviction profonde. Le cheikh, comme on l'a constaté, porte moins d'intérêt à la possession qu'à la conquête. N'est-il pas parti à la rencontre d'autres sons, d'autres musiques, afin de mieux les cerner, les unir, en respectant les particularismes de chaque style ? La vie est faite de fiel et de miel, dit-on. Sadek a choisi ce dernier produit divin pour nous offrir de succulents moments de félicité et d'allégresse ! Mille mercis l'artiste.


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