Les femmes ont toujours chanté. A la campagne ou dans les villes, dans leurs maisons ou aux fêtes, en berçant un enfant, en célébrant une union ou en pleurant un défunt. Elles ont chanté et chantent en y mettent tout leur cœur, révélant leur sensibilité dans les chants d'amour ou de tristesse. Cette tradition été sublimée en Andalousie musulmane, l'histoire nous rapportant l'existence d'écoles de chant où les femmes occupaient une place de choix. Cependant, pendant des siècles, la tradition semble avoir été portée essentiellement par des hommes. Ainsi, jusqu'aux XIXe et XXe siècles, le contexte musical algérois est marqué par une longue chaîne de Cheikhs : Hadj Ben Braham (décédé au XIXe siècle), Mnemeche (1809-1891), Mohamed Sfindja (1844-1908), Mohamed Benteffahi (1870-1944), les frères Fekhardji Mohamed (1896-1956) et Abderrezak (1911-1984), Abdelkrim Dali (1914-1978), Sadeq El Bedjaoui (1907-1995), Dahmane Ben Achour (1912-1976), Sid Ahmed Serri (né en 1926) et Noureddine Saoudi. Cette expression artistique est servie par des artistes aux voix puissantes. Dans cette litanie masculine, surgit une exception : Maalma Yamna Bent El Hadj El Mahdi (1859-1933) que nous avons déjà présentée ici (11/05/2013). Elle bouscule l'ordre établi, se mesure aux plus grands de son époque en les concurrençant sur leur propre domaine : le répertoire classique. Elle insuffle un souffle nouveau qui ouvre la voie aux femmes. Après elle, viendront Cheikha Tetma (Thabet Fatma, 1891-1962), Meriem Fekkaï (1889-1961) et Fadéla Dziria (1917-1970) qui affirment davantage le chant féminin. Sollicitées le plus souvent pour l'animation de fêtes familiales, elles acquièrent et développent un registre musical plus festif. Elles ne se contentent pas de chanter mais assurent aussi la musique. Maalma Yamna est multi-instrumentiste, Tetma et Meriem Fekkaï jouent du violon, Fadéla Dziria de la derbouka. Ceci pour Alger et sa région, soit l'école de la Çanaa. A Constantine, sur le registre du malouf, apparaît Zhor Fergani (1915-1982). Née au sein d'une famille d'artistes et de mélomanes, sa mère, El Hadja Akila Stambouli, lui enseigne les rudiments d'un art qu'elle développera avec son célèbre frère. En 1945, en pleine notoriété, la violoniste qu'est devenue Zhor crée le premier ensemble féminin de la ville, «El Benoutète», chorale de femmes interprétant le répertoire local en s'accompagnant d'instruments. A la faveur de l'indépendance, les femmes arrivent en force sur la scène artistique. Le nombre d'associations musicales augmente et elles y sont nombreuses. Les jeunes filles intègrent les conservatoires. La scène artistique voit apparaître des femmes dans tous les genres musicaux algériens. Pour la musique andalouse, la mythique association El Djazaïria El Mossilia, créée en 1951, a longtemps été la seule à présenter des jeunes filles qui chantaient et jouaient d'un instrument. Aujourd'hui, la multiplicité des associations permet désormais de découvrir de nombreuses jolies voix qui font carrière en Algérie et à l'étranger, prouvant que l'expression féminine contemporaine de la musique andalouse est le symbole du renouveau d'une pratique ancestrale. Exemple marquant, Beihdja Rahal présente un palmarès impressionnant. Parvenue aujourd'hui à son vingt- deuxième enregistrement, elle reste, à ce jour, inégalée dans sa génération. Lamia Maadini, fille de Salima, professeur de piano émérite, a été intégrée par Abderrazek Fekhardji dans le grand orchestre du Conservatoire. Lauréate du 1er Prix du conservatoire d'Alger, qu'elle a longtemps fréquenté avec sa sœur Férial, élève du Maître Skandrani, Lamia fait preuve d'une aisance sans pareille dans l'interprétation des istikhbars. Pour sa part, Dalila Mekkader-Belkhouche, ou «La voix à l'ancienne», lauréate du Conservatoire d'Alger, a produit quelques enregistrements de qualité. Elles ont toutes les trois un parcours commun. Formation au conservatoire d'Alger puis dans les deux belles associations que sont El Fekhardjia et Es Soundoussia. Elles y ont fait des rencontres déterminantes pour leurs carrières, notamment avec Noureddine Saoudi qui s'est révélé un enseignant généreux en conseils judicieux. Autre belle évolution, celle de Nassima Chabane, digne représentante de la grande école de Blida et élève des plus illustres maîtres de la région, en particulier de Hadj Medjbar et Hadj Dahmane Benachour. Après s'être aguerrie aux techniques classiques au conservatoire de sa ville puis dans les associations El Widadia et Nedjma, elle s'est lancée dans une carrière des plus remarquables au cours de laquelle elle a aussi tenté la pratique d'autres genres musicaux tout en restant attachée à sa formation première. Même quand elles n'en font pas leur profession, ces dames se consacrent à leur art en aspirant à l'excellence. C'est le cas d'Imène Sahir, le «petit rossignol», comme se plaisent à la qualifier ses admirateurs. Fille d'une ancienne élève d'El Djazaïria El Mossilia, elle mène une carrière de juriste parallèlement à ses concerts et enregistrements. Formée dans les associations Dar El Gharnatia de Koléa et El Djenadia de Boufarik, elle est aussi une violoniste d'exception qui ambitionne de mener une longue carrière. Elle forme, avec Lamia Maadini et Hania Bekhti, une autre jolie voix de l'association El Kaïssaria de Cherchell et un trio de valeur pour l'Ensemble régional d'Alger. Bien évidemment, les belles voix ne sont pas le monopole de l'école Çanaa. Pour preuve, Zakia Kara Terki-Hassaine à l'élégance discrète. Née à Tlemcen, elle y débute sa formation. Son mariage l'amène à Alger où elle intègre El Djazaïria El Mossilia et se familiarise avec le répertoire algérois. Elle dispose ainsi d'une double formation. Sociétaire d'El Fekhardjia et d'Es Soundoussia avant de devenir soliste, elle se produit dans les capitales européennes et outre-Atlantique. Zakia a enregistré sept CD à ce jour, un prochain étant attendu. L'ouest algérien est le berceau de la belle Rym Hakiki. Initiée aux bonnes pratiques musicales au sein de Nassim El Andalous d'Oran, Rym arrive sur la scène tlemcénienne alors que celle-ci n'a plus connu de soliste femme depuis Cheikha Tetma, celle qui osa aller à l'encontre des conventions. Rym donne un nouveau souffle dans une région aux traditions musicales ancestrales mais essentiellement masculines. Le public découvre en elle une voix extraordinaire, juste et puissante, dans la plus pure tradition du Hawzi tlemcénien. Elle apaise l'auditoire et le réconcilie avec le chant féminin. Rym Hakiki excelle dans l'interprétation de pièces musicales aux rythmes complexes et aux textes longs. De Tlemcen, une autre jolie dame au visage et à la voix d'une douceur exceptionnelle, Lila Borsali- Benmansour. De la prestigieuse association Ahbab Cheikh Larbi Bensari à Paris où elle participe à la création de l'ensemble «Les Airs Andalous», Lila reviendra à Alger et rejoindra la Société des Beaux-Arts. Elle a les qualités essentielles d'une grande chanteuse : de la prestance et une voix chaude. Dans la famille Benmrah, la musique est une affaire sérieuse. Après de nombreuses années au sein de l'association El Mansourah d'Oran, Leïla, élève studieuse, se lance dans une carrière soliste sous la houlette de son frère, chef d'orchestre. Leila Benmrah est la gentillesse personnifiée. Elle se produit régulièrement dans les festivals. Sa jolie voix pleine d'assurance fait le bonheur des mélomanes. La région de Tlemcen s'avère fertile en belles voix. Meriem Benallal rencontre un immense succès avec l'Ensemble Cheikh Redouane de Fayçal Kalfat. Enfin, Nesrine Ghenim, membre de l'Ensemble régional de Tlemcen, a littéralement subjugué le public de la salle Ibn Zeydoun lors de la clôture du dernier Festival international de la musique andalouse et des musiques anciennes (décembre 2013). En corollaire à cette profusion de jolies voix, on assiste à l'émergence d'ensembles musicaux andalous exclusivement féminins. Les jeunes filles de l'association El Fen Oua El Nachat de Mostaganem, ou celles d'El Inchirah de Constantine sont toutes aujourd'hui des instrumentistes qualifiées. A Béjaïa, l'ensemble féminin d'Ahbab Es Sadeq El Bedjaoui compte en son sein Sonia et Yasmine Bouyahia, petites-filles du Cheikh, et à leurs côtés, entre autres, Madina, mandoliniste aux doigts magiques, et Lydia maîtrisant le rythme de sa derbouka avec technique, solennité et finesse. Dans le cadre de «Tlemcen 2011», l'association Cordoba d'Alger a enregistré pour un documentaire-hommage à Cheikha Tetma une prestation musicale servie par un orchestre composé de jeunes femmes de plusieurs associations de la région d'Alger. L'hommage que nous rendons ici à toutes ces femmes qui perpétuent avec brio et ténacité un héritage précieux serait incomplet sans signaler toutes celles dont on parle moins mais qui assurent, avec discrétion et efficacité, les chorales et révèlent des talents d'instrumentistes avérés dans des formations mixtes. Comment ne pas joindre aussi les associations, dont le nombre croissant – n'en déplaise à certains – permet la formation et l'émergence de nombreux talents ? Belles et cultivées, souvent de niveau universitaire, jeunes filles ou mères de famille, les nouvelles figures de proue de la musique andalouse prennent acte avec l'histoire de cet art. Après avoir été longtemps mises au ban de la société en raison de leur passion musicale, les femmes prennent une belle et sereine revanche. En effet, nous assistons aujourd'hui à un véritable phénomène de féminisation de l'élite musicale. Il est marquant et indéniable. C'est, en soi, aussi, l'expression d'une grande reconnaissance à l'égard des aînées qui ont ouvert la voie à partir du XIXe siècle. Après des siècles d'hégémonie masculine et une époque de Grandes Voix, telles celles de Mahieddine Bachtarzi, Dahmane Benachour ou Mohamed Khaznadji, pour ne citer que ceux-là, on ne voit pas poindre chez les messieurs de la nouvelle génération le ou les futurs Maîtres qui marqueront leur temps. Si rien ne vient contredire cette tendance, dans vingt ou trente ans, les cheikhs de l'andalou seront des cheikhate !