Les rapports entre les six monarchies du Golfe se dégradent de jour en jour. Une situation qui met en relief une crise jusque-là latente, couvée par des intérêts de circonstance. Unis dans le Conseil de coopération du Golfe (CCG) ces pays, à savoir l'Arabie Saoudite, Bahrein, les Emirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar voient leurs divergences sur différentes questions régionales atteindre le paroxysme de l'irréconciliable. Le 5 mars, trois pays membres du CCG, l'Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn décident de rappeler leurs ambassadeurs respectifs à Qatar. Dans un communiqué rendu public le même jour, les trois pays indiquent avoir «fourni de grands efforts pour négocier avec le Qatar à tous les niveaux et pour arriver à une politique commune (...) et garantir les principes de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats membres» du CCG. Ils demandent aussi à leur voisin «de ne soutenir aucun mouvement dont le but est de menacer la sécurité et la stabilité des Etat membres». En fait, les trois pays reprochent à leur voisin qatari de soutenir la confrérie des Frères musulmans considérée comme un danger pour leur sécurité. Les autorités émiraties ont arrêté des dizaines de membres de la confrérie ou présumés tels accusés de tenter de renverser le royaume. Par ailleurs, Ryadh et Abou Dhabi ont approuvé le coup d'Etat de l'armée égyptienne du 3 juillet 2013 qui a provoqué la chute du président islamiste Mohammed Morsi. Contrairement au Qatar qui l'a condamné. Deux membres du CCG n'ont pas signé le communiqué. Il s'agit du Koweït, qui a tenté des médiations entre Ryadh et Doha, mais ne souhaite pas aller plus loin. Ensuite Oman, qui se méfie des ambitions hégémoniques de Ryadh dans la région. Lors du sommet du CCG en décembre, Mascate a refusé de soutenir le projet d'Union des pays arabes du Golfe initié par Ryadh (voir encadré). Les trois pays signataires du communiqué de mars ne sont pas d'accord sur une politique étrangère commune. Ainsi, les Emirats arabes unis ont renoué le dialogue avec l'Iran alors qu'ils ont des différends territoriaux. Il s'agit des îles Abou Moussa, de la petite et la grande Tombes sous souveraineté de Téhéran depuis 1971 et revendiquées par Abou Dhabi. Le ministre des Affaires étrangères émirati s'est rendu à Téhéran le 28 novembre, et son homologue iranien Mohammad Javad Zarif a fait une tournée dans quatre pays du Golfe, dont les Emirats arabes unis en décembre. De son côté, le président iranien Hassan Rohani a effectué le 12 mars une visite à Oman. Le 7 mars, l'Arabie Saoudite classe la confrérie des Frères musulmans comme «organisation terroriste». Sur la même liste, figurent les groupes djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) et du Front Al Nosra, qui combattent en Syrie et le groupe de rebelles chiites zaïdite au Yémen. Dans cet esprit, le royaume wahhabite a donné à ses ressortissants combattant à l'étranger un délai de 15 jours pour rentrer au pays. Un message surtout adressé aux Saoudiens participant à la guerre en Syrie aux côtés des groupes djihadistes, entre autres l'EIIL et Al Nosra. En février, Ryadh a annoncé que tout Saoudien participant à des combats à l'étranger et faisant partie de «groupes terroristes» serait passible de peines allant de 3 à 20 ans de prison. De son côté, le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Saoud Al Fayçal, a exigé un changement de politique du Qatar, avant d'envisager toute détente avec Doha. «Il y aura une détente si le Qatar modifie sa politique qui est à l'origine de la crise» avec ses voisins, a indiqué le prince Saoud dans une déclaration publiée le 18 mars par le quotidien Al Hayat, à capitaux saoudiens et paraissant à Londres. Et d'ajouter : «Il n'y aura pas de médiation américaine pour régler cette crise.» Quand Gamal Abdel Nasser était au pouvoir en Egypte, l'Arabie Saoudite entretenait de bonnes relations avec la confrérie des Frères musulmans. Ces derniers sont hostiles au régime du raïs. Entre-temps, Le Caire et Ryadh se disputaient le leadership du monde arabe. Durant la guerre du Yémen du Nord déclenchée en 1962, après le renversement de l'imam Mohammed Al Badr par le colonel Abdellah Al Salal, l'Egypte a soutenu les républicains et la monarchie wahhabite, les royalistes. Et la rupture entre la confrérie et l'Arabie Saoudite est survenue en 1991 suite à l'invasion du Koweït par l'Irak. Les stigmates de la guerre d'Irak En effet, les Frères musulmans, après avoir été reçus en Arabie Saoudite, sont partis en Irak et publient un communiqué soutenant l'invasion du Koweït. Ce qui est ressenti comme une trahison par les monarchies de la Péninsule arabique. En plus, il leur est reproché d'être à l'origine des mouvements de contestation qui ont secoué ces émirats. En 2002, le ministre de l'Intérieur saoudien, le prince Nayef, déclarait : «Les Frères musulmans sont la cause de la plupart des problèmes dans le monde arabe et ils ont provoqué de vastes dégâts en Arabie Saoudite. Nous avons trop soutenu ce groupe et ils ont détruit le monde arabe.» Du reste, l'œil de Ryadh est vigilant quant aux troubles que connaît le Bahreïn depuis son indépendance en 1971, d'autant que sa population est à majorité chiite. Le royaume wahhabite est relié à Bahreïn par un pont-digue. Achevé au milieu des années 1980, il permet à l'Arabie Saoudite d'acheminer ses forces vers Manama le plus vite possible en cas de troubles pour prêter main forte à la monarchie bahreïnie. Ainsi, le 29 décembre 1994, le ministre de l'Intérieur saoudien, le prince Nayef Ben Abdelaziz, a déclaré à Manama que «les intérêts de sécurité des deux pays sont indivisibles». La Realpolitik frondeuse d'Oman Monarchie ibadite, Oman est situé sur le littoral de la Péninsule arabique, donnant sur l'océan Indien. Il partage avec l'Iran la suveillance du détroit d'Ormuz. Sa population nationale comprend des minorités religieuses et ethniques et marquée par la coexistence pacifique. Dans cet ensemble homogène, aucune minorité n'est exclue de la vie publique. Le Sultanat a retenu les leçons de la révolte armée du Dhofar dans les années 1960 et 1970 réprimée avec l'aide de l'Iran du chah. Le projet d'Union des pays arabes du Golfe, proposé une première fois en 2011 par le roi saoudien Abdellah pour se protéger d'éventuelles révoltes dans ces monarchies du CCG, n'a pas convaincu le Sultanat. Outre la méfiance des ambitions hégémoniques du royaume wahhabite dans la région, Oman critique sa dimension ethnique et confessionnelle. Il s'agit d'une coalition arabe sunnite dirigée contre l'Iran perse et chiite. Pour Mascate, intégrer ce projet signifie soutenir Ryadh contre Téhéran et remettre ainsi en cause sa politique de bon voisinage et d'échanges de part et d'autre du détroit d'Ormuz. Se ranger aux côtés de Ryadh face à Téhéran serait en outre cautionner la fracture confessionnelle entre sunnites et chiites qu'entretient l'hostilité de l'Arabie Saoudite à l'égard de l'Iran, avec les conséquences que vivent l'Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen. Les propos du ministre omanais des Affaires étrangères, Youssef Ben Alaoui, le 7 décembre, lors du forum sur la sécurité régionale à Bahreïn, contre le projet saoudien d'Union des pays arabes du Golfe, ont conduit à son gel. «Nous sommes contre l'union des pays du CCG», a-t-il déclaré à cette occasion. Mascate veille en parallèle à garder de bonnes relations avec Washington. Le Sultanat a abrité les pourparlers secrets entre l'Iran et les Etats-Unis ayant abouti à l'accord intérimaire conclu en novembre à Genève. Accord qui limite pour six mois les activités nucléaires iraniennes en échange d'une levée partielle des sanctions économiques occidentales. D'où l'irritation de Ryadh. Mais, de tradition, Oman a mené une politique indépendante par rapport à ses voisins.