Anouar Benmalek est à Alger pour la sortie nationale de son dernier livre Le poumon étoilé (éditions Sédia), qui porte le nom de L'année de la putain chez Fayard. Une occasion en or pour mieux connaître cet auteur talentueux que l'Express avait surnommé « le Faulkner méditerranéen ». Une occasion aussi pour évoquer les thèmes de son écriture, sa vision de la vie, ses goûts littéraires... D'emblée, on est séduit par sa « philosophie » de la vie, par sa simplicité et sa sympathie. On pourrait passer des heures à l'écouter et à rapporter ses propos. Qu'est-ce qui a motivé le changement du titre de Fayard à Sedia ? C'est un peu amusant, on suppose une certaine réaction du public algérien devant le langage. Les gens affichent une pudibonderie de façade qui n'existe pas dans la réalité. Certains, en lisant le titre, baissent la voix comme s'ils allaient dire une grossièreté. Quand j'ai vu les réactions face à ce titre, j'ai dit est-ce que ça vous aurait choqué si c'était « l'année du tueur en série » plutôt que « l'année de la putain » ? On m'a dit que non. On a fini par se rendre compte qu'il fallait être un peu réaliste, le titre en soi n'est pas vraiment important. Le poumon étoilé est le titre d'une autre nouvelle, l'une de celles qui me tiennent le plus à cœur. Dans vos livres en général, vous regardez en arrière, les personnages évoluent dans un contexte passé... Ce n'est pas un choix et ce n'est pas systématique. Mais le passé dans nos pays est un passé de mensonges, d'illusions. Revenir sur ce qui a été est important pour éclairer le présent. Le passé, quand on commence à le creuser, n'est pas tout à fait ce qu'il a été. Pour nous, c'est important, nous vivons sur des mythologies qui n'ont rien à voir avec la réalité historique. Mais je ne me dis jamais que je vais travailler sur le passé, c'est juste un hasard. Même si ça peu paraître en contradiction avec mes livres, je ne prétends pas m'intéresser à l'histoire. Vous vous penchez toujours sur des conflits, des guerres. C'est volontaire ? Oui et non. Les gens de ma génération, ça été les récits de guerre de nos parents, puis ces dernières années, qui ont été un déchirement. Les affres de la guerre, on les a connus, c'est un horizon toujours présent. Pour le monde arabe, pour nos voisins... l'horizon de la violence est pour nous et pour le moment un horizon indépassable. Je voudrais bien parler d'autre chose. Pour Les amants désunis, au départ je voulais parler de ma grand-mère qui avait été artiste de cirque, je voulais écrire un livre sur elle, malheureusement, l'un des protagonistes est l'Algérie, quand on commence à en parler on ne s'arrête pas. Il y a le colonialisme, la guerre d'Algérie, les événements récents... Les années de paix, l'Algérie n'en a pas connu beaucoup... Je préférerais écrire des love stories, mais le contexte s'impose de lui-même. Vous évoquez des conflits dans différents pays, pas seulement en Algérie... Quand j'étais gosse, quand je lisais un ouvrage, Robinson Crusoé, je me disais qu'il était de la même nation que moi, la nation des êtres humains. Pour moi, fondamentalement, partout où je suis, les autres sont comme moi, même si eux peuvent penser de moi que je suis étranger. Je me sens chez moi partout, peut-être aussi parce que je suis issu d'une famille de culture multiple, mon père est algérien, ma mère est marocaine, j'ai une grand-mère suisse, une arrière-grand-mère qui était une ancienne esclave mauritanienne... Mais se sentir chez soi partout, c'est aussi se sentir partout étranger, c'est le prix. C'est important pour un écrivain, pour avoir un regard un peu décalé. On subit tous la roue de l'histoire, mais la souffrance s'oublie rapidement. Alors parler de la guerre, c'est parler de l'état du monde. Je n'écris pas sur la guerre, mais sur des gens qui souffrent. Votre dernier livre Eve est une nouvelle particulière... C'est la première grande injustice de l'humanité. Les grands textes sacrés démarrent presque tous avec un meurtre, un sacrifice ultime... Est-ce que la civilisation nécessite le crime ? Eve est victime de beaucoup d'injustice, elle n'a pas eu la compassion qu'elle méritait, et ce, dans toutes les religions monothéistes. Je voulais quelque part lui rendre un peu justice. Adam et Eve étaient un couple normal qui a eu un chagrin terrible, qui se rebelle devant Dieu. Tous ceux qui perdent un être le vivent de la même manière. Et Faroudja, c'est la plus terrible des nouvelles... C'est pareil. En tant que mère, elle est placée devant un choix terrible. Elle a fait ce que seule une mère peut faire avec toute la souffrance du monde. Parce qu'elle aime la vie, elle fait un choix abominable. Je dis que ce choix-là a été fait durant la guerre d'Algérie. On oublie le sacrifice des gens pauvres qui n'intéressent personne. L'Algérie n'a jamais réellement rendu hommage à ces gens de peu. Pour moi, Faroudja, au sens le plus noble du terme, c'est une héroïne. J'ai usé des mots les plus simples pour la décrire, parce que c'est indescriptible. Beaucoup de mères dans le monde ont eu à faire ce choix. La nouvelle qui vous a le plus marqué, c'est Le poumon étoilé. Pourquoi ? En fait, j'ai connu le Liban à cette période-là. Je parle de gens que je connais presque. Il y a une charge un peu personnelle. J'ai connu des situations analogues là-bas. Je l'ai senti ce désespoir des Palestiniens, j'avais écrit cette nouvelle juste après les massacres de Sabra et Chatila. Le sujet me tient à cœur, parce qu'il y a une telle manière de parler du problème palestinien. On sent bien que le malheur des Arabes n'intéresse pas les Arabes. Nous ne nous aimons pas, nous nous soulevons quand c'est l'Occident qui nous agresse, pas quand ça vient de nous-mêmes. Notre capacité d'indignation est limitée, c'est la haine de soi. Parlons un peu de vous. Quels sont vos auteurs préférés ? Je suis redevable à tous les auteurs que j'ai lus, mais je n'ai pas d'auteurs préférés. Il y a plutôt des livres qui m'ont marqué et il y en a beaucoup. Robinson Crusoé, l'Incendie de Mohammed Dib, Une journée plus longue qu'un siècle, Les raisins de la colère... Il y en a tellement, je juche sur les épaules des écrivains. Dommage qu'on n'en trouve pas beaucoup ici. Ce qui me tue, c'est le mépris du livre en Algérie, c'est le livre qu'il faut subventionner et non les cartes ART. On se doit d'avoir de l'ambition pour son pays, le fait que le nôtre devienne un bazar, c'est une trahison. Des gens se sont battus et sont morts pour que nous soyons un grand peuple. L'une des blessures des écrivains algériens, c'est que leurs livres soient chers ici. Une grande partie de l'argent que l'Algérie est en train d'engranger est « haram » pour certains, puisqu'on doit cet argent au malheur des autres, le conflit au Moyen-Orient, bien que l'Etat algérien l'utilise pour subventionner la culture. C'est un cri de colère. Pour moi, publier un livre en Algérie est un acte de militantisme, de patriotisme. C'est quoi ce pays qui a beaucoup d'argent et qui ne trouve pas naturel d'ouvrir les esprits de ses enfants au risque réel de les livrer à l'intégrisme, au fondamentalisme, à la bêtise... Revenons à vos lectures. Quel est le livre que vous auriez rêvé d'écrire ? Il y en a beaucoup, dans le désordre : Cent ans de solitude, Une journée plus longue qu'un siècle, Maître et marguerite, j'allais dire Guerre et Paix, mais il me faudrait citer tous les chefs-d'œuvre de l'humanité ! Quand on vous lit, on voit en vous quelqu'un de pessimiste, alors que vous semblez plutôt optimiste... (Rires) Je suis un pessimiste qui ne demande qu'à être optimiste ! Ce qui me dérange le plus, c'est quand on ment. Le mensonge, disait un penseur arabe, pue autant que la charogne. Je déteste la propagande, la langue de bois et les films qui se terminent mal. Quand je décris la réalité, je le fais comme elle l'est. Souvent, elle est porteuse de pessimisme, mais en même temps mes personnages ne sont pas nihilistes, ce sont des gens qui pensent que la vie vaut la peine d'être vécue, pour un sourire, pour un amour... Il y a toujours une tension vers le bonheur et la réalité. Je prétends écrire des love stories plongées dans l'horreur du monde moderne. Je pense sincèrement que si l'on n'a pas aimé, on a raté notre vie. En refermant mes romans, si vous pensez que quelque part il y a eu quelques étincelles de bonheur malgré tout, c'est que j'ai rempli mon contrat syndical. Votre prochain roman sort en septembre. Pouvez-vous nous donner quelques détails ? Dans Ô Maria, je parle de la fin de l'Andalousie. Mais ce qui m'intéresse, c'est ce qui arrive aux musulmans après la chute. Il s'agit de la première grande déportation dans l'histoire du monde et c'est étonnant qu'on n'en parle jamais. Evidemment, il y a une histoire qui montre le fanatisme des uns et des autres, qui fait que ce qu'aurait pu être l'Espagne n'a pas eu lieu. J'ai essayé d'attaquer ce thème autrement qu'Amine Maalouf. C'est l'après qui m'intéresse. J'espère qu'il sera apprécié.