Après la décision historique d'un juge de condamner 529 Egyptiens à la peine capitale, les avocats de la défense et les familles demeurent abasourdis l Reportage à Matay, en Haute-Egypte. Egypte De notre correspondante Ici, en Haute-Egypte, les gens réagissent plus violemment. Les ripostes sont rarement équilibrées.» L'avocat Ahmed Shabeeb, qui défend une trentaine d'accusés dans le procès des 529 condamnés à mort, cherche vainement à comprendre ce qui s'est passé dans la tête du juge Sayyid Youssef. Il n'en revient toujours pas. Il se dit que pour la première fois de sa carrière, il a affaire à un fou. Le 24 mars dernier, à l'issue de deux audiences expéditives, le cadi Youssef a condamné un demi-millier d'Egyptiens à la peine de mort. Seuls 153 d'entre eux sont en détention, les autres ont été jugés par contumace. On leur reproche d'avoir tué un policier de la ville de Matay, en Haute-Egypte, et d'avoir dégradé plusieurs bâtiments officiels le 14 août 2013. Ce jour-là, le pays s'était embrasé après la dispersion sanglante sur les places Rabaâ Al Adawiya et Nahda, au Caire, occupées depuis plusieurs semaines par les partisans du président islamiste, Mohamed Morsi. A 250 kilomètres de la capitale, à Matay, l'une des neuf villes que compte le gouvernorat de Minya, les affrontements entre pro-Morsi et forces de l'ordre ont duré plusieurs jours. Un niveau de violence jamais atteint dans le pays depuis des décennies. La communauté copte, très présente dans la région, a été la cible de représailles. Des pharmacies ont été mises à sac, des écoles vandalisées et des églises incendiées. Ce jour-là, l'avocat Ahmed Shebab se trouvait dans les rues de Matay. «J'ai sauvé la vie d'un policier !» se vante-t-il. Son bureau se trouve sur l'axe principal de la ville, un chemin de terre où se succèdent boutiques et habitations. Il se remémore cette journée, les personnes qu'il a croisées, celles qu'il n'a pas vues et qui se retrouvent aujourd'hui condamnées à mort. Pour l'avocat, la justice ne peut pas inventer des griefs aberrants dans une localité aussi petite que Matay. «On se connaît tous ici ! Je sais donc qui était avec les Frères et qui ne l'était pas. Or, parmi les accusés figurent même des personnes qui sont descendues le 30 juin pour demander la démission de Mohamed Morsi», a-t-il assuré. Plus inquiétant, l'arrestation d'un avocat de la défense, plusieurs mois après les violences d'août. Le 25 janvier, l'homme de loi se retrouve dans la même cellule que les accusés qu'il défend. «Le 22 janvier, des hommes ont fouillé notre appartement familial, témoigne Eid Ahmad Taleb, le père de l'avocat condamné à mort. On m'a dit que mon fils était sous le coup d'une enquête et qu'il était proche des Frères musulmans.» Le père, âgé de 65 ans, est soudain pris d'un rire nerveux. Il se reprend : «Je ne comprends pas, cela n'a aucun sens. Mon fils s'est opposé aux Frères musulmans.» Accompagné de sa belle-fille, le sexagénaire dit s'en remettre à Dieu. Seule la volonté divine pourra lui ramener son fils. La justice, il n'y croit plus. Une justice d'exception Pour démontrer le caractère ubuesque du procès, l'avocat Ahmed Shabeeb aime rappeler que l'un des accusés de «tentative d'assassinat» ne se déplace qu'en fauteuil roulant. A l'issue de la première audience, samedi 22 mars, les 80 avocats de la défense étaient déjà échaudés par les pratiques du juge Sayyid Youssef. Le président du Syndicat des avocats, Tarek Fouda, présent ce jour-là, se remémore la scène : «Le juge enlève ses lunettes, se lève et déclare : ‘Que vous le veuillez ou non, le jugement sera rendu lundi.' Sayyid Youssef a la réputation d'un juge qui demande des peines sévères mais jamais je n'aurais imaginé une telle sentence.» Pour le président du syndicat, cette condamnation écorne l'image de toute la profession. Les avocats avaient réclamé le changement du juge après la première audience. Ils n'ont pas été écoutés. En signe de protestation, ils ont donc décidé de boycotter l'annonce du verdict final, prévue pour le 28 avril. «Ce qui s'est passé le 14 août est le fait de groupes terroristes organisés, poursuit Tarek Foda. Nous devons juger avec les lois et non par une justice d'exception.» Pour de nombreuses organisations des droits de l'homme, ces 529 condamnations sont destinées à propager la peur et dissuader les quelques milliers de partisans des Frères musulmans qui continuent de manifester dans les rues. Mais selon Karim Ennahar, de l'Initiative égyptienne pour les droits personnels, il ne faut pas négliger l'autonomie de la justice égyptienne dans cette affaire. «Le système judiciaire égyptien agit beaucoup sur sa propre initiative et produit parfois des peines plus sévères que celles qui auraient été dictées par le gouvernement.» Une région rurale conservatrice La province de Minya appartient à ce bloc géographique appelé Haute-Egypte. Les transports publics y sont assurés par des pick-up surmontés de passagers qui se cramponnent là où ils peuvent, des tuktuk, ces tricycles venus d'Asie dont les enceintes crachent des refrains de musique chaâbi, ou encore à dos de mulet. Minya est aussi connue pour abriter une forte population copte et pour être l'un des fiefs historiques de la Gamaâ Al Islamiya, un mouvement islamiste qui a pris plusieurs fois les armes, surtout dans les années 1990. La région a souvent été le théâtre de tensions intercommunautaires et d'actes de banditisme. Depuis le début des années 2000, surtout dans les campagnes, ces troubles ont occasionnellement ressurgi. L'étincelle : deux familles se disputent une parcelle de terre ou s'opposent à un mariage mixte en s'accusant mutuellement de prosélytisme. Entre 2011 et 2013, ces problèmes se sont terriblement accentués, à défaut d'une présence policière suffisante. Pour beaucoup, le point d'acmé fut atteint ce 14 août 2013.