«Si tu entends un chien aboyer cent fois, saches que quatre-vingt-dix-neuf aboiements sont pour lui et un seul pour son maître.» (proverbe) Lors de la lutte pour l'indépendance, plus d'un million et demi d'Algériens se sont sacrifiés pour ce pays.Aujourd'hui, il est demandé au peuple de sacrifier l'Algérie à un homme. Après quinze années de règne dont trois d'absence pour cause de maladie handicapante, le cercle étroit des bénéficiaires oblige le président, à son corps défendant, à se représenter à un quatrième mandat et contraint les Algériens à une présidence non pas par procuration, parce que cela suppose une volonté du mandant, mais par usurpation. Le blocage général vécu par le pays ne peut que perdurer après la parodie de scrutin du 17 avril prochain dont l'issue ne fait, pour notre plus grand malheur, aucun doute au regard du verrouillage programmé depuis le 11 septembre dernier, des moyens considérables mis en œuvre et de l'instrumentalisation de toutes les institutions de l'Etat pour la réélection de M. Bouteflika. Ceux qui croient en une autre issue au scrutin sont soit frappés de cécité, soit font dans l'angélisme. La glaciation continue alors que l'Algérie a besoin de changement, d'un nouveau programme et surtout d'une nouvelle vision. La sauvegarde des intérêts des clans et groupes ne saurait faire barrage aux aspirations de la majorité des Algériens inquiets de l'avenir, excédés par les scandales et l'autoritarisme croissant, fatigués de l'attente toujours éludée du développement et de l'avènement de la démocratie. L'Algérie n'est plus gouvernée, ou elle n'est plus gouvernée dans le cadre de la normalité constitutionnelle : le président de la République n'assume plus ses fonctions de chef de l'Exécutif, le Premier ministre tient le rôle de chef de l'Etat aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Lors de son marathon à travers les 48 wilayas du pays, il a généreusement alloué des rallonges budgétaires pour que les walis refassent les trottoirs ou érigent des murets de pierre au bord des autoroutes, en dehors du cadre réglementaire de gestion des fonds publics et du budget annuel, qui doit être expressément autorisé par le Parlement. Les partisans du quatrième mandat se font de plus en plus arrogants et violents, agrippés à leurs sordides privilèges ; dans la meute, une poignée d'hommes sont mus par une fidélité à l'homme qui a pris le pas sur la fidélité à la Nation. C'est à qui criera le plus fort son amour pour celui dont ils n'envisagent même pas la disparition. En fait, nous n'assistons plus à un culte de la personnalité comme dans la Chine de Mao ou la Corée du Nord, mais plutôt à une véritable déification. Et tous les Algériens sont sommés d'adorer la nouvelle divinité. Hélas, la cohorte de partis créés sur ordre, qui s'alignent sur l'option du quatrième mandat, ne le font pas sur la base du programme électoral mais espèrent uniquement un renvoi d'ascenseur. Pressentant tous les dangers et les incertitudes qui résulteraient de cette élection hérétique, une majorité de cadres et de militants du FLN et du RND avouent, en privé, leur opposition à la candidature de M. Bouteflika, mais font semblant de le soutenir ; d'autres optent pour le repli, ne voulant pas cautionner une élection de poupées russes, avec pour résultat un élu qui ne gouverne pas et des gouvernants de fait non élus, entourés des nouveaux oligarques produits par l'affairisme et la rente ou ne trouvant simplement pas d'alternative parmi les autres candidats. L'hypothèse d'un vice-Président nommé conforterait la suspicion d'usurpation ; celui-ci n'aurait pas la légitimité des urnes pour suppléer le Président. L'élite politique des partis de la majorité est tétanisée, domestiquée, émasculée. Résultat d'une longue période de stratégie de désertification politique, ces partis ne recèlent plus en leur sein des hommes d'Etat, tout au plus des hommes de pouvoir ou du pouvoir. Les alternatives partisanes ont aussi fait les frais du deuxième volet de la stratégie par leur atomisation et leur marginalisation. En tout état de cause, le débat ne peut avoir pour thèmes ni le bilan présidentiel que les partisans du quatrième mandat tentent de mettre en avant ni l'âge et la santé du chef de l'Etat. L'unique point de divergence ou ligne de fracture est le principe d'alternance : quatre mandats ou vingt longues années de règne ne sont ni moralement acceptables ni politiquement justifiables. Pour les amateurs de comparaisons et de bilans qui ressortent l'exception Roosevelt, ils devraient plutôt méditer le cas de Bill Clinton, parti à la force de l'âge et au summum de sa popularité. A quoi nous convie-t-on ? Pour tous les laudateurs et autres thuriféraires, il n'y a point de vie après Bouteflika, la nation algérienne sera appelée à un suicide collectif, le monde aura cessé de tourner, du moins leur monde. En réalité, les intérêts et les positions acquises lors de ces quinze dernières années par la prédation, la rapine et la corruption ont généré une faune clientéliste insatiable, dont le modèle de gouvernance idéal serait celui de la Colombie de Noriega. Ces gens qui crient leur amour de Bouteflika en exagérant leurs gesticulations se bousculeront pour cracher sur sa tombe lorsqu'il ne sera plus... C'est dans la nature des courtisans de brûler ce qu'ils ont adoré hier. Vingt-cinq ans après Octobre 1988, l'Algérie se cherche encore et n'a pas su trouver le chemin de la démocratie. Les Algériens ont été bluffés par un multipartisme perverti à l'extrême par le nombre et l'insignifiance des sigles et des programmes. Le système bureaucratique continue de gérer le pays sans légitimité politique, sans assomption de responsabilité et sans reddition des comptes : il n'y a qu'à recenser le nombre de ministres, walis et «responsables» dont l'échec est plus que patent, maintenus à leurs postes et souvent promus comme un défi à la population. Les contre-pouvoirs issus de l'ouverture post-Octobre 1988 ont été gommés. La gouvernance patrimoniale sera la cause indiscutable des prochaines explosions sociales. Dans ce carnaval électoral, une lueur d'espoir est représentée par ces citoyens, bravant toutes les menaces et faisant fi des interdits administratifs, qui sortent pour dire «Barakat» ; ils sont l'honneur de cette Algérie fière et rebelle, ils sont la flamme inextinguible de l'Algérie combattant pour sa liberté. Il faut relever que pour la première fois en Algérie, l'intelligentsia s'engage dans le débat politique et prend clairement et majoritairement position pour le changement et l'alternance. Que des professeurs d'université, des médecins, des journalistes, des cadres osent manifester dans la rue et s'impliquer pour autre chose que les revendications socioprofessionnelles démontre que les élites algériennes ne sont plus et ne veulent plus être «les chiens de garde» du système, pour reprendre la locution de Paul Nizan. Comment appréhender l'avenir ? A mon sens, toute solution sera forcément un dilemme pour ceux qui ont encore le pouvoir de dénouer la situation de blocage : soit la méthode soft qui épargnera au pays bien des maux et consistera, après la promulgation des résultats, à une démission volontaire de M. Bouteflika ; soit la mise en application sereine de l'article 88 de la Constitution. L'une ou l'autre ouvrirait la voie à une nouvelle convocation du corps électoral pour une présidentielle anticipée. Sinon, il ne restera que le choix entre l'option tunisienne, la «moins pire» des solutions restantes, ou l'option libyenne, avec ses dérives et ses dangers d'éclatement de l'unité nationale.Un grand homme d'Etat avait coutume de dire : «En politique c'est comme au théâtre, il faut soigner son entrée, mais il faut surtout soigner sa sortie.» Que Dieu préserve l'Algérie.