Après la commune de Babor, nous poursuivons notre cheminement sur les routes en lacets qui relient Sétif à Jijel à flanc de montagne. Si le paysage est majestueux avec, à la clé, un magnifique lac artificiel alimenté par le fameux barrage d'Erraguène, le développement est au point mort. Comme le résume Mohamed, cantonnier de son état : «On ne va pas manger la nature.» Chronique d'une non-campagne de l'autre côté des Babors, entre vraie paix et faux espoirs. Erraguène (wilaya de Jijel) De notre envoyé spécial Une vingtaine de kilomètres séparent la commune de Babor de celle d'Erraguène. La route, sinueuse et étroite, est sensiblement dégradée et fait davantage penser à une piste de montagne. Le bitume s'écaille comme une peau de serpent. Seules quelques mechtas désertées ponctuent notre trajet. L'eau du barrage d'Erraguène s'étale majestueusement dans le creux des collines en formant un magnifique lac artificiel qui confère à l'ensemble des airs de paradis helvétique. Mais ce n'est pas la Suisse, ici, c'est l'éden jijélien. Le paysage est divin. Divin. Un paradis transformé en enfer dans le chaos des années 1990. Mais on se garde d'y penser. Dame Nature nous gratifie d'un des plus beaux spectacles qui soient et nous ne voudrions pour rien au monde gâcher ce moment de grâce. Abderrezak, notre collègue, est aux anges. Respire à pleins poumons cet air si frais et si vrai qui nous ramone les poumons et le cœur. Des panneaux d'affichage sans affiches entretiennent l'illusion d'une vie électorale. Ils n'ont que les vaches pour leur prêter attention. Des guérites haut perchées viennent nous rappeler que cette paix est encore fragile et toute nouvelle. A un moment donné, un militaire surgit d'une baraque érigée sur une butte et nous invite à rebrousser chemin. Nous songeâmes instinctivement à une précaution qui était en vigueur durant les années GIA : passée une certaine heure, les militaires interdisaient aux voitures de poursuivre leur route de crainte d'embuscades terroristes. Il n'en est rien. La route est barrée pour travaux. De fait, des engins de travaux publics s'affairent à réhabiliter le chemin de wilaya 137. Nous dûmes faire un détour par un petit pont délabré et reprendre notre chemin à partir de l'autre rive, en tricotant la montagne. Au bout de plus de deux heures de trajet cahoteux, nous voici enfin à Erraguène. Izzerraguène de son nom berbère. «Erraguène s'appelle Merj Izzerraguène, le ‘‘pré aux cours d'eau sinueux'' en arabo-berbère», explique avec sa légendaire érudition un illustre enfant de la région, en l'occurrence notre confrère et ami Slimane Zeghidour, grand reporter et rédacteur en chef à TV5. Le barrage et la soif Le chef-lieu de la commune est officiellement désigné par «Erraguène-Souici», du nom d'un vaillant chahid de la région. Située à 70 km au sud-ouest de Jijel, la localité est affiliée à la daïra de Ziama Mansouriah (31 km au nord). Erraguène s'annonce par son imposant barrage hydroélectrique, géré par Sonelgaz. C'est la grosse attraction de la région. L'ouvrage d'art qui incarne le barrage est unique en son genre, assure Saïd Boukefous, le maire d'Erraguène, en précisant qu'il a été construit à la fin des années 1950. Le barrage est d'une capacité de 200 millions de mètres cubes. Malgré cette corne d'abondance hydrique, l'eau se fait désirer dans les foyers et le courant électrique fait des siennes, surtout en hiver. En pénétrant dans le cœur du village, on prend toute la mesure du terrible enclavement d'Erraguène et de son dénuement. Le noyau urbain semble englouti dans une cuvette et, tout autour, des crêtes montagneuses et des bosquets denses. Les chemins alentour sont tous impraticables, d'où la faiblesse du trafic routier. La place du village est parée de quelques commerces. Nous cherchons un petit fast-food pour casser la croûte. En vain. Pas le moindre petit bouiboui. Un café improvise des sandwichs et des pizzas. Il n'avait plus rien à notre passage. Dans les deux épiceries voisines, il n'y a même pas de pain. «Ici, il n'y a pas de boulangerie. Je suis obligé de ramener le pain depuis Babor dans des conditions difficiles», râle un épicier. Aucune trace du mot «pharmacie» parmi les enseignes qui meublent la ville. La placette centrale est squattée par de jeunes chômeurs rongés par l'oisiveté. Des militaires en tenue «débraillée» (comme on dit dans le jargon des bidasses) viennent de temps en temps prendre nonchalamment un «jus de chaussettes» dans l'un des deux cafés du coin. La vie coule au rythme des turbines du barrage. Le temps semble immobile. «On vit juste pour ne pas mourir» Comme dans tous les villages et communes de la région, la campagne, ici, est au point mort. Les affiches se font aussi rares que les représentants des candidats. Erraguène compte 2559 inscrits sur la liste de vote. Le fichier électoral est assez flottant en raison des déplacements de population. «Moi, je vais voter juste pour la forme», nous confie Mohamed, 22 ans, rencontré dans la partie basse du village, un ancien quartier colonial aux maisons vétustes. Mohamed poursuit : «Je le fais par devoir et aussi pour les papiers, on ne sait jamais… Autrement, je n'attends rien de cette élection. Cela ne va rien changer à notre quotidien.» Mohamed est cantonnier pour un modique salaire de 15 000 DA. «Nous sommes 7 à la maison, répartis sur deux petites pièces. Nous n'avons ni cuisine ni salle de bains. Quand il pleut ou quand il neige, la maison devient une passoire. Nous manquons de tout ici. Nous n'avons ni pharmacie, ni boulangerie, ni hôpital, ni gaz de ville, ni eau courante, ni routes, ni loisirs... Les gens des mechtas ne sont pas près de retourner chez eux. Si au moins les routes étaient retapées, peut-être que cela les aurait encouragé. Nous avons un seul bus qui va à Jijel. Il fait une seule fois la navette. Il part à 7h du matin et revient à 14h. Si tu as une urgence médicale, tu dois louer un clandestin à 2000 ou 4000 DA. Si tu n'as pas d'argent, tu crèves. Qui va se lancer dans le transport public avec des routes pareilles ? Même à 200 DA le ticket, ma yakhradjch fiha. Il va user son véhicule en une année.» Mohamed ne se voit pas d'horizon, ne se projette pas, s'interdit de fonder une famille. «Comment tu vas vivre avec 15 000 DA ?» peste-t-il. Le jeune cantonnier est originaire d'un douar flanqué sur les hauteurs d'Erraguène, du nom d'El Allaoucha, où sa famille possède des terres. Mais pas question pour lui d'aller vivre dans la mechta. «Tu ne peux pas vivre là-haut. Il n'y a pas d'avenir dans la montagne. Je n'ai pas vécu le terrorisme mais j'ai vu ses effets. Les mechtas sont vides. Il n'y a rien à faire là-haut. Tout s'est dégradé dans la montagne du fait d'el irhab», argue-t-il, avant de lâcher cette cinglante boutade : «Rana aychine bach manmoutouche (on vit juste pour ne pas mourir) !» Mohamed le dit sur un air de «on vit juste par politesse», de cette «politesse du désespoir» si chère à la littérature pessimiste. Et de renchérir : «Edoula m'aychetna bel khobz el yabess (l'Etat nous fait vivre de pain sec)...» Quand nous évoquons avec lui les vertus touristiques d'Erraguène, son barrage vertigineux, la nature plantureuse, cela le fait sourire... «Tu ne vas pas manger la nature mon frère. Tu ne vas pas manger le barrage !», assène-t-il. «Tourner la page du deuil» Le président de l'APC d'Erraguène, lui, garde espoir et nourrit de belles ambitions pour sa commune. Elu en novembre 2012 sur une liste UFDS, (Union des forces démocratiques et sociales, le parti de Noureddine Bahbouh), cet économiste de formation a tout juste 29 ans. Assis derrière un ordinateur portable, Saïd Boukefous a parfaitement conscience de la lourde responsabilité qui pèse sur ses épaules. «Erraguène est une commune martyre. Nous avons eu trois maires assassinés», soupire notre hôte, avant d'ajouter : «La commune comptait 13 000 habitants (au début des années 1990, ndlr) et elle ne compte aujourd'hui que 4000 âmes. Erraguène est entourée de 40 dechras. 90% des habitants de ces mechtas ont quitté leurs maisons.» Affable et motivé, Saïd Boukefous se veut un «agent du changement», comme il dit : «Je suis jeune et j'ai connu les mêmes frustrations que mes concitoyens. Les responsables de l'époque n'étaient pas à l'écoute de la population. Nous manquions des conditions les plus élémentaires d'une vie digne. Comment demander, dans de telles conditions, aux gens de rester ? Pour moi, les vrais résistants sont ceux qui sont restés.» «Mon ambition est de sortir la commune de l'isolement et de faire en sorte que le jeune d'ici se sente exactement comme le jeune de Jijel et pas en retard de 10 ans. C'est pour cela que nous avons tout mis en œuvre pour introduire internet à Erraguène», se félicite-t-il. Pour lui, la clé du développement pour sa commune est le tourisme, en investissant sur les berges du barrage d'Erraguène, surtout quand on sait que le budget municipal est d'à peine 2,8 milliards de centimes. «Nous voulons exploiter ce site à des fins touristiques et pour cela, nous avons besoin d'une assiette de 12 hectares pour aménager un espace touristique, ce qui contribuera à désenclaver la commune et résorber le chômage.» Le plan du maire est de faire d'Erraguène un pôle d'excellence en matière de tourisme de montagne. Le 22 mars dernier, la commune a organisé une véritable opération marketing en lançant un festival dédié au tourisme de montagne qui a attiré 500 personnes. Le président de l'APC souhaite accueillir dès l'été prochain une première vague de vacanciers sur les rives du barrage. «Nous allons aménager un camping d'été de 70 tentes», promet M. Boukefas. «On veut tourner la page du deuil. On ne veut plus que le nom d'Erraguène soit associé au mot irhab», martèle-t-il. «L'Algérie est un énorme bivouac» En attendant, la population d'Erraguène continue à mariner dans la morosité en rongeant son frein. Dans une interview qu'il nous avait accordée à l'été 2011, Slimane Zeghidour eut ces mots pleins de vérité sur l'extinction programmée de son terroir : «C'est la mort sociale de cette région.» «Mon village, El Oueldja, est complètement mort, plus personne n'y vit. Il y a une soixantaine de villages entre Babor et Jijel qui sont définitivement abandonnés par leurs habitants depuis l'époque de l'AIS. Je viens de faire le tour de tous ces villages : Beni Zounday, H'dabla, Kouarta, Souassa, M'chachda, Q'maha, Oualil, Lahbal, Aghedou, Aghalen, Afernou, Beni Ighzer, Beni Ouarzeddine, Selma, Texenna. A part les hameaux proches de Texenna, tout le reste est complètement déserté. Des villages entiers sont à l'état d'abandon, avec leurs arbres gorgés de fruits que personne ne vient cueillir. Nulle part ailleurs je ne ressens un tel sentiment d'abandon, de rage impuissante, d'inutilité de la protestation ou même du simple signalement du désastre.» (El Watan du 4 septembre 2011) Lui qui vécut dans sa chair les affres du colonialisme pour avoir grandi dans le camp de regroupement d'Erraguène, Slimane relevait, dans cette même interview, l'ingratitude de l'indépendance à l'égard de nos djebels abondamment irrigués du sang des chouhada : «Il y a une telle contradiction dans le discours officiel algérien ! Quand on entend Min Djibalina, on se dit que le djebel est considéré comme la matrice anthropologique du pays. Mais quand on voit l'ampleur des incendies de forêt, quand on voit la disparition d'arbres sublimes comme aza'rour (l'azerolier), un arbre qui prospérait à Erraguène, on réalise le fossé sidérant qui sépare le discours de la réalité.» Et de lancer ce cri du cœur : «L'azerolier est en train de disparaître. La vie villageoise disparaît. Les usages villageois disparaissent, les dialectes, les charades, les devinettes… C'est un pays entier qui est en train de foutre le camp dans l'indifférence générale. Je ne sais pas si l'on peut appeler cela de l'indifférence, de l'inculture, de la désinvolture, du suicide inconscient. En parallèle, nous avons… je ne dirais pas de l'urbanisation, je dirais plutôt que c'est un camping, un camp de réfugiés. Les Algériens bivouaquent dans leur propre patrie. Ils peuplent leur pays mais ne l'habitent pas. Celui qui est dans le village veut aller dans la ville, celui qui est dans la ville veut aller dans la capitale et celui qui est dans la capitale veut partir à l'étranger. L'Algérie est un énorme bivouac et tout le littoral est un quai d'embarquement.»