Les professionnels de la pêche, que nous avons côtoyés pendant 14 heures, ne sont pas de cet avis. Eux qui connaissent mieux que quiconque la mer, estiment que l'Algérie, qui dispose pourtant d'une façade maritime de plus de 1200 km, n'a pas une réserve halieutique considérable. Pis, en raison de l'exploitation irrationnelle des ressources, la mer se vide de plus en plus de ses fruits. Le constat pourrait paraître excessif mais les marins-pêcheurs savent de quoi ils parlent. De leur avis, les chiffres, maintes fois avancés par les responsables en charge du ministère de la Pêche quant au stock du poisson dont disposent les côtes algériennes, ne reflètent guère la réalité. Partant, ils démentent catégoriquement l'existence d'espèces sous-exploitées telle la crevette. Le même constat est valable pour la langoustine qui existait jadis en quantité importante au centre du pays notamment. L'épuisement de la réserve est dû, selon nos interlocuteurs, à plusieurs facteurs. Il y a surtout la surexploitation effrénée de la surface réservée à la pêche. La raréfaction du poisson, ou du moins certaines espèces, est dûe également à la pollution marine, au non-respect des périodes du repos biologique et des conditions d'exploitation. Ce n'est pas tout. Les marins parlent de l'utilisation d'un matériel non conventionnel, notamment les filets industriels à mailles étroites et l'usage de l'explosif qui provoque un véritable massacre écologique, mettant en péril la sauvegarde de la faune et de la flore marines... Un véritable pillage Selon les professionnels de la pêche, la violation des conventions n'est pas souvent l'œuvre des pêcheurs algériens. En ouvrant ses eaux territoriales aux armateurs étrangers, l'Algérie a ouvert la voie à un braconnage à grande échelle. Les connaisseurs parlent d'un véritable pillage. Ont-ils au moins des permis de pêche ou des autorisations d'exploitation ? Selon nos compagnons, ces étrangers, des Espagnols principalement, sont dans la plupart des cas autorisés par les autorités algériennes à pratiquer la pêche hauturière (les zones situées au-delà de 6 miles nautiques) moyennant une modeste redevance. Smaïl Mimoune a parlé de 500 000 DA par an et par bateau. Est-ce beaucoup quand on sait que les navires étrangers peuvent réaliser ce chiffre en moins d'une journée ? Théoriquement, les permis de pêche octroyés sont d'une durée déterminée. Ils ne dépasseraient pas un mois. On leur délimite le secteur de pêche, on leur fixe la quantité de produits à pêcher et on leur indique les variété des fruits de mer à prendre. Mais dans la pratique, les choses ne semblent pas fonctionner comme il se doit. Les « investisseurs » étrangers débarquent avec des navires-usines dotés de moyens technologiques très sophistiqués. Au lieu de se consacrer uniquement à la pêche pélagique, ces armateurs étrangers pratiquent également la pêche côtière qui devait être exclusivement réservée aux nationaux qui, avec des outils de travail dérisoires, ne peuvent pas effectuer, sinon rarement, de longues expéditions en mer. Ne s'agit-il pas tout simplement d'une complaisance, à plusieurs niveaux de responsabilité, quand on voit ces mastodontes appartenant à de grandes sociétés d'outre-mer pêcher au nez et à la barbe des autorités ? A qui incombe la responsabilité ? Les gardes-côtes - et nous l'avons constaté sur place - accomplissent leur tâche le plus normalement du monde. Ils fouillent minutieusement les embarcations au départ et au retour au port. Avant l'embarquement, ils s'assurent que les membres de l'équipage n'ont pas pris des explosifs et n'ont pas embarqué des clandestins à bord. A l'arrivée des bateaux au quai, les gardes-côtes contrôlent la qualité du produit pêché. Cependant, de l'avis des professionnels, le vrai trafic se fait en haute mer. Quand il s'agit de défendre et de sécuriser convenablement le large dans les limites des eaux territoriales algériennes, les gardes-côtes ont-ils des moyens de contrôle performants ? A en croire certains professionnels, les textes de loi en vigueur font obligation aux armateurs étrangers d'embarquer à bord de leurs navires des contrôleurs algériens afin de vérifier les moyens utilisés et les espèces prises par les armateurs nationaux et étrangers. Cependant, de nombreux pêcheurs estiment que cette opération ne se fait pas pour une raison ou une autre. C'est cette inattention qui a ouvert la voie aux abus. Partant, les armateurs étrangers, qui feraient une excellente affaire avec l'Algérie, pêchent des produits de premier choix (crevette, thon rouge, espadon...) et à des quantités souvent supérieures au quota fixé par l'administration algérienne. Aussi, ces étrangers ne travaillent pas pour approvisionner le marché algérien mais pour nourrir l'aristocratie de leur pays ! Selon les professionnels que nous avons rencontrés, les Espagnols utilisent des chaluts à maillage étroit pour tout rafler. Même les espèces protégées ou immatures ne sont pas épargnées. Partenariat, dites-vous ? Une fois dans leurs filets, ces espèces sont soigneusement acheminées ailleurs pour les besoins de l'aquaculture. On comprend ainsi pourquoi les patrons des entreprises étrangères installées chez nous se disent satisfaits du niveau de rentabilité enregistré en Algérie ! En termes plus clairs, le partenariat avec les Espagnols et les autres dans le domaine de la pêche a-t-il apporté quelque chose aux Algériens ? « Ils sont sollicités pour le transfert de savoir-faire », a expliqué récemment le ministre, sans convaincre personne. « Les Algériens sont tout aussi professionnels que les étrangers pour peu qu'ils soient bien équipés », réplique l'équipage de Sidi Mohamed. Pour tout dire, les seuls gagnants dans un tel marché, ce sont les patrons et les consommateurs étrangers. A bien décoder le message de nos compagnons pêcheurs, on finit par se convaincre que les eaux territoriales algériennes ont subi le même sort que les puits du Sud algérien ! La flambée des prix du poisson en Algérie n'est pas étrangère à cette façon de gérer, sans rigueur ni perspectives claires, le secteur de la pêche. A cette politique de bradage systématique, s'ajoute la mainmise de la mafia sur le marché des fruits de mer. On entend chaque jour dire que le poisson n'est pas à la portée de toutes les bourses. C'est une vérité, certes. Mais la question qui se pose est de savoir pourquoi la sardine qui faisait autrefois office de poisson du pauvre est actuellement inaccessible au commun des Algériens. La réponse vient des marins-pêcheurs du chalutier Sidi Mohamed. « Le secteur de la pêche fonctionne de la même façon que l'agriculture. Comme pour les fruits et légumes, une multitude d'intermédiaires intervient dans le marché du poisson », estime Salah, mécanicien-pêcheur. C'est cette faune de spéculateurs qui régit ce marché particulièrement juteux. Les spéculateurs En clair, avant que le poisson atterrisse dans la poêle à frire de la ménagère, il passe de main en main, à travers des circuits qui échappent à tout contrôle. L'ensemble des intervenants ou presque, à des degrés divers, tire son poisson du jeu sauf, évidemment, le consommateur. A titre d'exemple, l'armateur du Sidi Mohamed vend une caisse de 13 ou14 kg de crevette blanche à un mandataire pour la somme de 6000 DA (presque 500 DA le kg). Le mandataire multiplie par deux ce prix avant qu'il soit quadruplé par un ou plusieurs revendeurs. Tout ce beau monde, c'est-à-dire marins-pêcheurs, mandataires, mareyeurs, revendeurs... se rejettent la responsabilité de la flambée des prix. N'est-ce pas là de vrais maquignons ! Il y a même ceux qui révèlent l'existence d'un commerce en haute mer. Certains pêcheurs algériens vendent, en effet, leurs produits au large. Quand il s'agit d'une belle offre, les acheteurs étrangers n'hésitent pas à payer rubis sur l'ongle. Que font pendant tout ce temps, les autorités algériennes, à leur tête le ministère de la Pêche et des Ressources halieutiques ? On installe des ateliers, on organise des journées d'étude, on prépare des lois-cadres, on décrète, on négocie avec les braconniers étrangers, on spécule sur la réserve halieutique, on bricole des plans d'aménagement sans lendemain, on promet des jours meilleurs aux pêcheurs et... on mange de la crevette royale bien fraîche à midi ! Smaïl Mimoune, actuel ministre de la Pêche et des Ressources halieutiques n'a-t-il pas promis la subvention du gasoil au profit des pêcheurs ? Le Sidi Mohamed consomme l'équivalent de 60 000 DA du gasoil par mois. Les pêcheurs espèrent toujours, sans trop y croire cela dit, que le ministre tienne sa promesse. Que faut-il faire pour mettre le holà à ces négligences et bannir ces pratiques illégales ? On n'a pas besoin d'une recette magique pour y arriver. « Afin de baisser les prix, estiment les pêcheurs, il faut qu'il y ait nécessairement une offre conséquente du poisson sur le marché national. » Cela suppose logiquement un contrôle draconien des circuits de distribution et l'octroi de crédits substantiels aux professionnels algériens pour renouveler leur flottille vieillissante et mieux s'équiper. Rappelons le fameux Fonds national d'aide à la pêche. Que sont-elles devenues les promesses d'aide aux familles des pêcheurs tant ressassées par Amar Ghoul, alors ministre de la Pêche et des Ressources halieutiques ? « Les autorités m'ont promis 800 millions de centimes en 2000. Mais, jusqu'à présent, je n'ai rien perçu », déplore Mohamed Abbou, propriétaire du chalutier Sidi Mohamed, dont la famille pratique la pêche depuis plusieurs générations. Dans le cadre du plan de relance économique, l'Etat, selon M. Mimoune, a débloqué une enveloppe de 9,5 milliards de dinars pour le soutien des activités et des projets d'investissement dans le secteur de la pêche. « Mais qui en a bénéficié ? », s'interroge le propriétaire du Sidi Mohamed. Selon lui, ce sont des gens qui ne connaissent rien au poisson et très peu de choses de la mer qui, grâce à la générosité mal placée de l'Etat, ont débarqué dans la profession. « A l'annonce de cette nouvelle, des fellahs, des enseignants... ont déposé des dossiers », affirme notre interlocuteur. Qui sont-ils ces gens qui ont été magnanimement arrosés ? « Dans l'ensemble, ce ne sont pas les gens du métier », regrette notre interlocuteur. « N'étant ni marins, ni pêcheurs et n'ayant aucune connaissance de la profession, ces gens ont vite mis la clé sous le paillasson. Soit ils amarrent leur chalutier au quai, soit ils le transforment en embarcation de plaisance », dira, pour sa part, Redouane, armateur et patron du Sidi Mohamed. L'Algérie gagnerait certainement beaucoup si l'investissement et les gros efforts de l'Etat étaient réellement orientés vers les hommes de la mer. Mais en attendant de voir les responsables agir au lieu de passer leur temps à confectionner des slogans creux, laissons la « noblesse » espagnole déguster tranquillement notre crevette !