Ils sont nés en Algérie mais l'Etat les exclut du système éducatif. Leur tort : avoir des parents «sans-papiers». Le sac sur le dos et les crayons qui débordent des poches de sa blouse rose, Marine*, 11 ans, est accueillie comme tous les matins dans la cour de l'école par ses copines, enthousiastes à l'idée de la retrouver. Mais Marine n'est pas une petite fille comme les autres. Elle n'a pas de papier, car sa mère est une migrante venue d'Afrique de l'Ouest. Qu'elle ait accès à cette petite école privée de la banlieue Ouest est une chance. La plupart des quelque 5000 migrants –en l'absence de recensement officiel, il faut prendre ce chiffre avec prudence– que les associations recensent à Alger ne peuvent pas scolariser leurs enfants. Chantal, 34 ans, n'a jamais été à l'école. Alors pour ses deux garçons, forcément, elle rêve de cahiers et de livres. «Mais je ne peux pas les inscrire dans une école publique, parce que je n'ai aucun papier.» Ce que cette migrante congolaise installée à Alger ne dit pas, c'est que la direction de l'établissement dénoncera tôt ou tard ses enfants, âgés de 6 et 8 ans, à la police. Son histoire ne ressemble pas à celle de milliers de migrants. Exploitée par un réseau de prostitution ouest-africain, elle n'a pas choisi de venir en Algérie, ni de se confier à des bénévoles algériens qui, entre indifférence et mépris, lui renvoient l'image de toute une société qui n'accepte pas «l'étranger», «l'autre». Chasse à l'homme «Mes deux deniers enfants sont nés ici et ils parlent plus algérien que lingala ou français, souligne Chantal. Mon devoir est de leur donner une bonne instruction afin qu'ils puissent un jour se défendre face à la machine administrative.» Aucun dispositif n'est mis en place pour que le migrant bénéficie d'un statut de réfugié, dans la mesure où le statut de réfugié est une forme de protection. Depuis la loi du 25 juin 2008, les sanctions pénales des délits de séjour illégal et d'entrée illégale sur l'ensemble du territoire sont durcies. «Ce n'est pas seulement un texte, c'est une loi raciale, s'emporte Mehdi Benbrahmi, sociologue et chercheur. On se croirait aux Etats-unis dans les années 1920, dans une logique de véritable chasse à l'homme. Ce n'est pas protéger un pays que de violenter un migrant et empêcher ses enfants d'avoir accès à une éducation. C'est du racisme, même si ce mot choque, pourtant c'est ça, la réalité aujourd'hui.» Malgré cela, certains migrants s'installent et fondent une famille. «Je suis arrivé à Oran dans les années 1980. Mais je n'ai pas trouvé de travail, alors je suis parti à Alger, où j'ai rencontré ma femme. Aujourd'hui, nous sommes les parents de Marie-Héléne», raconte Jean-Michel. Il a tout fait pour que sa famille vive dans des conditions «normales», mais regrette que sa fille, née en Algérie, n'ait pu faire des études. «Je suis réaliste, je savais que nous ne pouvions pas l'inscrire dans une école publique, encore moins privée, car nous n'avons pas les moyens. Alors on s'est débrouillés.» Handicap Il n'existe aucun chiffre précis des enfants de migrants nés (ou pas) en Algérie ayant l'âge d'aller à l'école, comme le garantit pourtant la loi algérienne, et pourtant exclus du système. «C'est loin d'être une préoccupation de l'Etat, mais à long terme, cela posera problème. Les apatrides (une personne qu'aucun Etat ne considère comme son ressortissant par application de la législation, ndlr) sont pris au piège dans un bourbier juridique», affirme Kadour Chouicha, président de la Ligue Algérienne de défense des droits de l'homme à Oran. Le milieu associatif a beau essayer de récolter des dons pour scolariser les enfants, évalués à quelques centaines, le militant reconnaît que ces actions restent «peu efficaces». «La scolarisation est obligatoire pour tous les enfants de 6 à 16 ans, quels que soient leur sexe ou nationalité, poursuit Mehdi Benbrahmi. En Algérie, nous n'avons rien inventé, mais juste appliqué les textes administratifs légués par la colonisation. Cependant, en France ils ont évolué pour s'adapter aux changements. Quand on parle de migrants en Algérie, les gens deviennent subitement méfiants, c'est injustifiable. Encore faut-il que notre gouvernement accepte de travailler sur la construction et non la répression.» Fabien est Camerounais et père de deux enfants, dont une petite fille de 7 ans inscrite dans une école privée. 10 000 DA par mois «Ça me coûte à peu près 10 000 DA par mois de frais de scolarisation, sans compter le transport quotidien. Je n'ai rien à lui donner à part ça. Je n'ai pas de papiers et je ne compte pas rentrer dans mon pays d'origine, avoue-t-il tristement. Ma fille est née à Alger et vu que j'ai décidé d'y rester, je devais aussi lui garantir une éducation. Je travaille dur pour lui assurer sa place chaque année dans cette école.» C'est aussi le cas de Jeanine, mère d'un petit garçon de 8 ans. Elle a quitté le Cameroun en 2001. Son fils, handicapé, a eu un peu plus de chance puisqu'il a été aidé par une association. «Le fait qu'une association s'intéresse au cas de mon fils m'a beaucoup aidée à m'intégrer. Il a appris l'arabe et le français, et a de bonnes notes» précise-t-elle fièrement. «Au début, je trouvais qu'apprendre l'arabe était compliqué pour mon fils. Quand j'ai compris qu'il avait la capacité de le faire, j'ai été rassurée.» Car si la plupart des migrants sont francophones, d'autres par contre, venus du Nigéria, qui ne parlent donc ni arabe ni français, la situation est encore plus complexe. Certains parents choisissent de les inscrire dans une petite classe au sein de leur église, la barrière de la langue et la culture étant plus importante. «L'apprentissage de la langue d'accueil par les enfants peut créer un écart entre les enfants et les parents, explique Blandine Bruyère, psychologue clinicienne et doctorante en psychologie et psychopathologie clinique entre Alger et Lyon. Certains enfants vont trouver une facilité à établir des liens sociaux et donc plus tard, ils pourront plus facilement s'insérer dans la société, alors que les parents restent dans une certaine nostalgie de la langue d'origine.» Hymne Une initiative du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le réseau Nada et Caritas, permet aussi d'aider l'inscription d'une cinquantaine d'enfants de tous âges au lycée Descartes (lycée privé de référence). Toutefois, ils n'ont réussi à inscrire que les demandeurs d'asile et les réfugiés, «ceux en situation irrégulière n'ont aucune chance d'être scolarisés», confie une source proche de ces organismes. «Le choix de Descartes a surtout été décidé par rapport à la langue puisque c'est le seul établissement où les cours se font en français. Et aussi, parce que la circulaire du ministère de l'Education n'autorise l'inscription que dans cet établissement pour le moment.» Sur le terrain, le peu d'associations qui accompagnent les enfants non scolarisés manquent de subventions. Un militant associatif d'Alger, travaillant sur les questions migratoires depuis plus de dix ans, témoigne : «Les frais de scolarisation dans le privé varient entre 10 000 et 15 000 DA le mois. Nous ne pouvons pas tous les inscrire, ni compter chaque année sur des bienfaiteurs. Il faut le dire, notre action repose essentiellement sur les dons des particuliers, parfois des ambassades.» Au ministère de l'Education, une inspectrice hausse les épaules : «Ces enfants n'ont pas de papiers, donc ils ne peuvent pas aller dans une école publique. Il est cruel de penser que l'avenir d'un enfant dépend d'un papier, mais dans le cas d'un apatride, c'est toute sa vie qui en dépend.» L'hymne national retentit dans la cour de l'école, où Marine rejoint les rangs pour chanter avec ses copines. Personne ne remarque ses cheveux un peu plus crépus et son teint un peu plus foncé. Elle parle si bien algérien. Elle a de si bonnes notes. Pourtant, dans deux ans, elle n'aura probablement pas la chance d'intégrer le collège, parce que l'école ne lui délivrera aucun certificat. En tout cas le ministère de l'Education ne le reconnaîtra pas.
*Pour protéger les familles, les prénoms ont été changés.