Ils sont six, tout jeunes musiciens issus de milieux modestes et… sourds. Lorsqu'il composa sa 9e et dernière symphonie, le sublime Hymne à la joie devenu aujourd'hui l'hymne officiel de l'Union européenne, Beethoven était atteint de surdité. Il n'y a là rien d'étonnant, le célèbre compositeur s'était appuyé sur sa mémoire auditive. Mais que penser alors de sourds congénitaux qui se prennent à jouer de la musique ? Eh bien, en Algérie, cette «rencontre du 3e type» a eu pour cadre l'Ecole des sourds-muets de Témouchent. En cette institution spécialisée, six gamins, âgés entre 13 et 16 ans, forment un épatant orchestre de débutants. Il est unique en Algérie. Pour celui qui les voit jouer, c'est une ballade dans la providence, celle du plus formidable dépassement du handicap. Sans indulgence particulière, vous faites passer les fausses notes par pertes et profits pour ne pas gâcher votre plaisir ni celui de ces musiciens en herbe, eux dont le regard aiguisé «scanne» vos plus imperceptibles réactions. Alors une fois l'empathie agissant dans la réciprocité, la raideur chez eux laisse place à la complicité. Et s'ils vous arrachent quelque déhanchement à l'exécution du chaloupé Poréapor de Bellemou, c'est la jubilation sur leurs visages. Qui sont ces enfants ? Il y a d'abord Sihem, 16 ans, fille d'un fellah. Elle vient d'un douar du côté de Béthioua. Elle joue du clavier et de la guitare. Malgré son handicap, mais parce que démutisée assez tôt, elle poursuit avec succès sa scolarité au CEM voisin plutôt qu'à l'école des sourds-muets où elle est interne. Bilal, 13 ans, et Oussama, 15 ans, sont fils d'un ouvrier. L'aîné a été attiré par la musique à la vue d'un orchestre en concert, alors que son cadet était en complicité avec un petit voisin musicien à Aghlal, une agglomération rurale des Monts du Tessala. Oussama est porté sur la percussion, alors que Bilal joue en plus du synthétiseur. Idem pour Nadir, âgé de 12 ans, qui attend avec impatience l'échéance de l'examen de 6e, son père, chauffeur, lui ayant promis de lui offrir un synthé en cas de réussite. Enfin, il y a Younès, 16 ans, fils d'un maçon de la montagneuse Oulhaça, qui joue du violon, de la guitare et du karkabou. Il veut être plus tard musicien professionnel. Cela existe ailleurs, alors pourquoi pas ? Youcef, 16 ans aussi, exclusivement percussionniste, a perdu sa mère après le divorce de ses parents. C'est son grand-père maternel, musicien, qui l'a recueilli. Les enseignants de ces extraordinaires artistes en herbe affirment qu'ils sont plus épanouis que leurs camarades d'école. Forcément, car contrairement à ces derniers, ils se font plaisir pour avoir apprivoisé ce son que ne perçoivent que les «entendants» : «C'est le plaisir à l'état pur, il n'y a pas de décodage, de signification immédiate à l'information musicale. C'est la sensation qui déclenche ensuite la représentation mentale. Cela n'a rien à voir avec la complexité du codage que représente le langage», assure Alain Carré, directeur d'un centre musical, lors d'une journée d'étude au Musée de la musique (Paris) en 2003. En outre, les spécialistes s'accordent à reconnaître qu'un malentendant qui développe une capacité à traiter le son est remarquablement intelligent, sachant par ailleurs que les sourds possèdent un niveau d'intelligence auditive supérieur à celui des «entendants». En effet, eux, à partir d'une suite de sons, déduisent du sens alors que les non-sourds n'en sont capables que parce qu'ils disposent d'informations claires et diversifiées. De ce point de vue, Habib, chanteur professionnel aveugle, auquel il a été fait appel pour accompagner le groupe dans une tournée, n'avait pas eu tout à fait tort de taquiner le public en lui lançant : «Ce n'est pas nous qui sommes le plus à plaindre, c'est plutôt les non déficients qui ne savent ni jouer de la musique ni chanter.» Le plus extraordinaire dans l'expérience témouchentoise, c'est que ses promoteurs l'ont engagée avec trois fois rien et qu'ils ne semblent pas avoir conscience de la révolution qu'ils ont engagée en matière d'éducation artistique par rapport à ce qui se fait à l'école en Algérie. De ce point de vue, l'approche de cette expérience d'éducation nécessite d'être repensée impérativement. A titre illustratif, pour ne considérer que le cas de la wilaya de Témouchent, il suffit de relever que ses 275 établissements scolaires, tous cycles confondus, avec leurs 146 ateliers de musique n'ont appris à aucun des 82 300 de leurs élèves à jouer d'un instrument, sachant que certains établissements disposent de tout l'attirail nécessaire à un orchestre ! Mais, à bien y réfléchir, c'est certainement parce que l'école des sourds-muets en est dépourvue, tout comme d'un professeur de musique, que son initiative a été concluante. Le directeur l'école, Boualem Hamadi, se fiant à son seul instinct, a fait appel à Boucif Saïd, ouvrier professionnel (OP), pour encadrer cette activité d'animation post et périscolaire. Il connaissait l'homme pour être un mordu de musique et un instrumentiste au sein de plusieurs groupes musicaux. Boucif n'a pas étudié la musique. Il l'a apprise sur le tas, à l'oreille, sans l'aide du solfège. Aussi, avec pour guide son intuition, il a reproduit empiriquement avec ses élèves son expérience, avec en mémoire ses tâtonnements d'autodidacte. Et puis, c'est «une pédagogie des yeux dans les yeux», une pédagogie différenciée comme disent les spécialistes qu'il met en œuvre. Il ne s'adresse pas à la masse des apprenants, mais à des individus pris isolément dans une situation où le relationnel prime. C'est ce qui fait défaut à l'école algérienne où la primauté́ est accordée à l'intelligence verbo-conceptuelle, au détriment des autres formes comme l'intelligence sensible. Ce faisant, elle perd de vue que l'éducation artistique et culturelle ne peut relever d'une approche cognitive et, tout comme l'apprentissage de la langue écrite, qui passe également par la littérature et la poésie, celui de la musique devrait aussi s'appuyer sur une approche par les œuvres, voire une pratique. Pour sa part, Boucif s'est présenté à ses élèves sans a priori, commençant par le tout début d'une entreprise de ce genre. Il avait misé sur le fait que ses élèves devaient manifester des prédispositions et l'envie d'apprendre à jouer de la musique, comme pour un non-sourd. Il les a mis en présence d'instruments, repérant ceux qui s'en saisiraient pour jouer. Dans l'affaire, l'équipe pédagogique de l'établissement s'est impliquée, recommandant des élèves déjà démutisés et non atteints d'une déficience auditive lourde, car les sourds profonds nécessitent une approche poly-sensorielle dont Saïd n'a pas idée. Les orthophonistes et les psychologues de l'école, eux, savent que leurs élèves ne sont pas totalement démunis face à la musique parce que le son musical est plus perceptible par eux que celui de la voix. En effet, la structure acoustique du son musical possède une régularité et une richesse d'informations que ne présentent pas ceux de la parole et du bruit qui, eux parce qu'irréguliers, sont plus complexes à percevoir et analyser. C'est d'ailleurs pour cela que les huit étapes sur les neuf de la rééducation orthophonique s'opèrent au moyen d'instruments de musique, essentiellement à percussion (xylophone, tambourin, etc.). Alors, la musique et les sourds, est-ce vraiment une rencontre du troisième type quand c'est souvent la société qui n'entend pas ?