Mourad Ouchichi vient de publier Les Fondements politiques de l'économie rentière en Algérie*, un essai sur la nature du système, qui permet de comprendre pourquoi, depuis les années 1980, les réformes engagées par l'Etat n'ont jamais abouti. Rencontrez-le ce samedi au Théâtre régional de Béjaïa. -Il ressort de votre livre un lien de causalité entre le caractère rentier de l'économie et l'absence de démocratie (par la corrélation négative entre ressources naturelles et développement de l'économie et de la société civile). Or, aujourd'hui, plusieurs politologues remettent en question cette théorie en s'appuyant sur des cas de pays à la fois riches en ressources naturelles et démocratiques ou d'autres où l'autoritarisme est antérieur à la dépendance pétrolière. La corrélation entre l'existence de ressources naturelles et l'absence de démocratie se vérifie en Algérie. Une étude de la Banque mondiale a d'ailleurs permis d'établir un classement des pays en fonction de la nature du régime et l'utilisation des ressources. Là où un régime démocratique précède la découverte des ressources, alors ces dernières sont utilisées de manière rationnelle : c'est le cas de la Norvège. Là où les régimes autoritaires s'emparent des ressources, alors elles sont utilisées pour renforcer leur hégémonie. C'est le cas de l'Amérique latine des années 1970/1980, des pays du Golfe ou du Nigeria. Le pouvoir algérien dit vouloir réformer l'économie pour la rendre productive depuis les années 1980, mais ces réformes n'ont jamais abouti : pourquoi ? C'est le point de départ de ma réflexion qui a amené à faire la corrélation entre rente et autoritarisme. -L'obstacle principal à la réussite de la transition économique est donc de nature politique, lié au refus du régime de la redistribution du pouvoir dans le champ de l'Etat et entre celui-ci et les agents économiques. Est-ce que vous pensez, comme le collectif Nabni, que la dépendance à la rente pose de manière plus aiguë la question de la gouvernance ? Oui, bien sûr. La dépendance est un résultat. Dès que le système est en panne de ressources, il engage des réformes. Mais dès que ces dernières sont disponibles, il arrête le processus. On l'a vu avec le gouvernement des réformateurs qui a engagé une double transition vers la démocratie et le marché et dont l'expérience a été nettement stoppée dès que le régime et sa clientèle ont compris que le démantèlement des mécanismes rentiers du système menaçaient directement leur hégémonie politique. Autre exemple : le plan d'ajustement structurel. En 1998, au lieu de continuer le processus de réforme initié dans le cadre du PAS, le pouvoir a renoué avec la gestion rentière qualifiée injustement de politique de relance économique. Aujourd'hui, d'ailleurs, on ne parle plus de réforme mais de «relance», comme si la crise était uniquement conjoncturelle, alors qu'elle est profondément structurelle. -En parlant de gouvernance, quand vous entendez Amara Benyounès dire que le président Bouteflika l'a mandaté pour accélérer le processus d'adhésion à l'OMC, qu'est-ce que cela vous inspire ? L'adhésion à l'OMC, qui serait un non-sens et un suicide économique, n'obéit à aucune nécessité. Je rappelle que le principe serait d'enlever les barrières tarifaires et non tarifaires aux importations et en contrepartie, de bénéficier des mêmes avantages à l'exportation. Or, quel intérêt en tirerait l'Algérie alors qu'elle n'exporte pratiquement rien ? La même question se pose pour les accords d'association avec l'Union européenne : «à quoi cela nous a-t-il servi ?» de l'aveu même des officiels. Je ne vois qu'une seule réponse : satisfaire des partenaires internationaux au nom d'une même logique, la préservation du pouvoir. -Quand on regarde les mesures prises en faveur de l'aide à l'agriculture, du développement technologique ou de la lutte contre l'informel, on se dit qu'il y a bien une volonté politique de faire évoluer les choses dans le bon sens. Pourtant, et c'est tout le paradoxe, l'Etat, seul initiateur des réformes, est aussi le principal obstacle à leur aboutissement. Comment comprendre cela ? Le pouvoir est devant un dilemme : il veut une économie productive, mais il a l'intuition que cela le perdrait. Alors, il tâtonne et reste enfermé dans une double logique. D'un côté, il souhaite libéraliser pour favoriser la création locale de richesses, et d'un autre, il ne veut pas renoncer à utiliser l'économie comme ressource politique. Les dirigeants savent que s'ils abandonnent l'économie au marché, ils ne contrôleront plus la société qui s'émanciperait à travers des corporations professionnelles autonomes et des partis politiques libres de la tutelle de l'administration. Dès lors, la question des réfomes économiques en Algérie et cette «volonté politique» conjoncturelle de lutte contre la corruption, l'informel, etc., oscillent entre un discours politique prônant la réforme et des pratiques économiques produisant et accentuant les déficits. -Vous rappelez que la continuité du système n'a été remise en cause ni par les changements à la tête de l'Etat ni par les réformes économiques. Dans le même temps, vous dites que cette situation de blocage ne pourra probablement pas se perpétuer. On peut très bien imaginer que ce n'est pas la pénurie de ressources qui permettra à l'économie de s'émanciper du politique… La pénurie de ressources n'est pas suffisante pour que l'économie algérienne s'émancipe du politique, bien que sur l'existence la rente ait rendu possible l'encastrement de la sphère économique dans le politique. Rappelons que le personnel politique qui a adhéré au socialisme étatique est le même que celui qui a soutenu le libéralisme dans les années 1990, le même qui négocie avec l'OMC et maintient aussi la règle des 49-51%, au nom du même impératif : se maintenir au pouvoir quels qu'en soient le prix et l'artifice idéologique. Ceci dit, il y a fort à parier que cette situation ne pourra pas se perpétuer. Ce régime n'a plus les ressources idéologiques qui lui permettront de manipuler la société. Après la farce de la légitimité historique et celle de la lutte contre le terrorisme, il ne lui restera plus qu'un discours sur le développement du pays. A défaut de réalisations concrètes, la société le disqualifiera à la première occasion. La réussite des syndicats autonomes à s'imposer ou l'émergence d'un mouvement des chômeurs sont des prémices. -Vous évoquez la possible émergence d'un secteur privé autonome et des pressions de partenaires étrangers. Après la crise au sein du patronat provoquée par le soutien ou pas à un 4e mandat, pensez-vous réellement que le secteur privé puisse s'émanciper de l'administration ? Quant aux partenaires étangers, ils sont tenus par des intérêts commerciaux... Mais pour la première fois, on a vu des patrons qui ont exprimé publiquement leur refus de cautionner systématiquement les desseins du régime. A terme, cette volonté d'autonomie de décision et d'action se cristallisera, car ils comprendront que leur intérêt dépend de la démocratisation du régime. Quant aux partenaires étrangers, ils défendent leurs intérêts, bien sûr, mais les pays occidentaux, notamment ceux de l'Union européenne, pourraient ne plus se satisfaire uniquement de l'Algérie comme frontière tampon, qui contient les problèmes de la migration clandestine, du terrorisme, du crime international. Et ce, au regard du constat que cette politique ne peut juguler ces phénomènes et qu'il n'y a d'autres alternatives à leur résorbtion que le développement de leurs voisins immédiats.
* Publié aux éditions Déclic. Il sera samedi 24 mai à 14h au Théâtre régional de Béjaïa pour une rencontre. (Mourad Ouchichi : Politologue, enseignant en économie à l'université de Béjaïa)