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Le jour où on a tiré sur les droits de l'homme
Il y a 20 ans était assassiné Youcef Fethallah, président de la LADH
Publié dans El Watan le 18 - 06 - 2014

On est le 18 juin. 1994. Un samedi. Il est 9h. Maître Youcef Fethallah s'apprête à rejoindre son cabinet, situé au 3e étage d'un immeuble de la rue Larbi Ben M'hidi, à quelques mètres de la statue de l'Emir Abdelkader.
A peine a-t-il commencé à gravir les marches de l'escalier en marbre menant vers son étude notariale qu'une ombre maléfique embusquée dans la cage d'escalier ouvre le feu. Un pistolet silencieux, selon certains récits. Le président de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH) est atteint de trois balles dans la tête. Me Fethallah pousse un cri sourd qui déchire le ciel et s'écroule. Il rendra l'âme pendant son transfert vers l'hôpital Aïn Naâdja. Il avait 64 ans.Me Fethallah a laissé une fille : Rim. Vingt ans après, c'est maître Rim Fathallah qui occupe aujourd'hui le fauteuil de son père. Tout un symbole !
Rim nous reçoit aimablement dans son cabinet. Elle arrive légèrement en retard «à cause de ces maudits embouteillages», s'excuse-t-elle. Il faut dire qu'elle en impose par sa personnalité, sa liberté de ton, son raffinement,et son charisme naturel qu'elle tient sans doute de son père. L'âme de Fethallah-père est là. On la sent presque. Une présence tutélaire et bienveillante. On la sent surtout à travers les dossiers qui emplissent le bureau, le mobilier pittoresque, les murs qui murmurent les versets du droit humaniste transmis de père en fille.
Et, par dessus tout, les mots, les gestes, l'émotion, la mémoire intacte du temps intérieur, et le regard profondément lucide de Rim sur les hommes et sur le monde, celle qu'il appelait affectueusement «qorratou ayni» (la prunelle de mes yeux). «Il disait : la meilleure chose que j'ai faite dans ma vie est une fille», susurre-t-elle dans un sourire. Elle parle de son père et mentor avec simplicité, sans fausse pudeur et sans pathos. «C'était quelqu'un à la fois d'exigeant et d'humble», témoigne-t-elle. «Il était très large d'esprit mais sévère quand il le fallait, surtout côté études. Il m'a inculquée la culture de l'effort, du mérite», appuie-t-elle.
Etudes de droit à Baghdad avec Saddam et Tarek Aziz
D'ailleurs, son ascension professionnelle, elle ne la doit qu'à elle-même. Toujours cette attitude ascétique, stoïque, devant la vie. Elle qui s'arrêta (s'interdit ?) de pleurer deux jours seulement après le drame «parce que je suis la fille de Youcef Fethallah et que je me devais d'être digne et courageuse». Elle qui se vit expulsée violemment de l'adolescence et dont l'esprit était taraudé par une seule question : «Les balles, est-ce que ça fait mal ? Est-ce que papa a souffert ?» Dans sa voix, une tendresse contenue. Aujourd'hui, c'est une avocate bien installée. «J'ai prêté serment en 2002», dit-elle. Il eût été impensable qu'elle choisisse un autre métier.
Pourtant, du vivant de son père, jamais elle ne se serait imaginée en robe noire. «J'étais une matheuse à la base», précise-t-elle. «Et puis, à la mort de mon père, j'ai décidé de faire droit. Pour moi, cela allait de soi que j'emprunte son chemin. Je voulais perpétuer son nom. Je voulais que le nom de maître Fethallah continue à résonner, même si je n'ai pas l'étoffe de mon père. Je pense d'ailleurs que personne ne peut l'égaler. Normal, c'est mon père ! » lâche-t-elle avec une fierté mesurée.
Rim nous avoue que certains détails biographiques lui échappaient tant la vie de son père était trépidante. Pour elle, Youcef Fethallah était d'abord son papa, ce n'était pas un personnage public. «Quand il est mort, j'avais seize ans et demi. Je n'avais pas vraiment conscience de ce qu'il représentait, de son poids politique. Pour moi, c'était juste mon père. C'était un peu Monsieur tout le monde. Lui-même était très discret. Il ne parlait jamais de lui, de ce qu'il faisait. Ce que je sais de lui, je l'ai appris par des tiers», confie-t-elle. Des tiers à l'image des historiens Mohamed Harbi, Lemnouar Merrouche ou encore le sociologue Tahar Zeggagh. «Ils étaient inséparables.»
Selon une note biographique élaborée par Lemnouar Merrouche, que Rim a bien voulu mettre à notre disposition, Me Youcef Fethallah est né le 31 août 1930 au village de Bounda, dans la wilaya de Bordj Bou Arréridj. A l'âge de 15 ans, il part en Tunisie et s'inscrit à la Zitouna. Il est encore tout jeune lorsqu'il adhère au PPA puis au FLN. C'est à Baghdad qu'il fait des études de droit et, en partie, au Caire. «Durant ses études de droit en Irak, il fait la connaissance, sur les bancs de l'université de Baghdad, de Saddam Hussein et de Tarek Aziz, dont il devient très proche. Ils sont restés amis jusqu'à la mort de mon père», assure la jeune avocate.
Il bloque El Moudjahid pour protester contre Boumediène
Militant acharné de la cause nationale, il devient un membre très actif au sein d'une association d'étudiants algériens au Caire. «Par son action au sein du mouvement étudiant algérien et de l'Union des étudiants arabes, il noue avec les intellectuels du Machrek des liens qui ne se démentiront jamais et contribueront à élargir la solidarité arabe avec l'Algérie en lutte», lit-on dans une déclaration rendue publique peu après sa mort. Le document porte les signatures de Mohamed Harbi, Lemnouar Merrouche, Tahar Zeggagh, Haider Hassani et El Hadi Chalabi. Rim ajoute : «Il a même collaboré à la radio Sawt el Arab, au Caire.»
A l'indépendance, Youcef Fethallah rejoint l'équipe du journal El Moudjahid, dans sa version en langue arabe, et en devient le secrétaire de rédaction. Lemnouar Merrouche, qui était à l'époque rédacteur en chef dans ce même journal, rapporte qu'à la suite du coup d'Etat du 19 juin 1965, Youcef Fethallah et lui-même avaient décidé de ne pas faire paraître le journal en signe de protestation contre le pronunciamiento du colonel Boumediène.
Youcef Fethallah est contraint à l'exil. Il rejoint la France où il reste jusqu'en 1974. Militant de gauche, il adhère, dans l'intervalle, à l'Organisation de la résistance populaire (ORP) fondée clandestinement par Mohamed Harbi et Hocine Zehouane au lendemain du coup d'Etat. En 1966, il adhère au PAGS. «Il devint alors l'un des animateurs dans l'émigration en France de l'opposition de l'ORP, créée à la même période, pour défendre les options progressistes et les droits démocratiques de la révolution algérienne… A ce titre, il eut pour tâche, entre autres, d'alerter l'opinion arabe progressiste au Moyen-Orient et au Maghreb, notamment sur les cas de torture subie par Hocine Zahouane et Bachir Hadj Ali», témoigne Tahar Zeggagh dans un texte écrit en hommage à Me Fethallah, que sa fille nous a communiqué.
Défenseur acharné des prisonniers palestiniens
Dès son retour en Algérie, Youcef Fethallah s'inscrit au barreau d'Alger. Il s'associe avec Me Aziz Benmiloud et Hocine Zehouane. Parallèlement à son métier d'avocat puis de notaire, il s'affirme comme un défenseur intransigeant des droits humains. A ce titre, il s'implique activement dans la création de la Ligue algérienne des droits de l'Homme (LADH) dont il deviendra président, par la suite, succédant à Me Miloud Brahimi. En plus de la dénonciation des atteintes aux droits humains en Algérie, Me Fethallah se distingue par un engagement tous azimuts pour la défense des causes justes dans le Monde arabe. Il est particulièrement habité par la cause palestinienne et s'illustre par la défense de nombreux prisonniers palestiniens.
«Tous ceux qui l'ont connu peuvent témoigner de sa ténacité dans la défense des droits démocratiques des progressistes arabes qu'il a défendus pendant leurs années de prison aussi bien en Tunisie qu'au Maroc, en Egypte, en Jordanie, à Damas, à Baghdad. Tous connaissent la solidarité active et le dévouement permanent avec lesquels il a défendu les militants palestiniens en Jordanie, à Damas et à Beyrouth. Sa défense était d'autant plus efficace que lui-même connaissait la majorité des dirigeants arabes qu'il avait rencontrés pendant ses études et son militantisme au FLN au Caire, à Baghdad et à Tunis pendant la guerre d'Algérie», souligne Tahar Zeggagh, lui-même ancien détenu politique et plus jeune prisonnier du FLN en France. On lui doit, d'ailleurs, un ouvrage-clé à ce propos : Prisonniers politiques FLN en France pendant la guerre d'Algérie 1954-1962.
La prison, un champ de bataille (Paris, Publisud, 2012). Le combat de Me Fethallah pour les libertés et les droits humains ne sera que plus exalté après le soulèvement d'Octobre 1988. «Il continuera le combat contre l'arbitraire policier et pour la liberté d'expression, à la tête de la LADH. Tous ses efforts visaient à dégager cette organisation de l'emprise étouffante du pouvoir et à lui faire jouer son rôle non pas de victime instrumentalisée, mais de réelle organisation de défense des libertés», lit-on dans l'hommage collectif qui lui a été rendu peu après sa disparition (Harbi, Merrouche, etc.).
Plaidoyer contre les camps du Sud
Le même texte poursuit : «Ses positions nettes, exprimées dans les médias Algériens et étrangers contre l'internement des militants islamistes, contre la torture et pour la prise en compte des mouvements islamistes comme composante incontournable de la société algérienne montrent avec quel courage, quelle ténacité et quelle sincérité il a assumé sa tâche difficile dans des conditions qu'il savait pleines de risques, y compris pour sa vie.»
Rim Fethallah est formelle : «C'est mon père qui a fait fermer les camps d'internement du Sud. Il s'était même déplacé à Reggane.» Après l'assassinat du président Mohamed Boudiaf le 29 juin 1992, Me Youcef Fethallah est désigné membre de la commission d'enquête (dite Commission Bouchaïb) chargée de faire la lumière sur ce crime d'Etat. «Le président Boudiaf l'avait même contacté pour lui proposer le poste d'ambassadeur dans un pays arabe. Il savait qu'il aurait le Moyen-Orient dans sa poche vu son carnet d'adresses dans les capitales arabes», confie Rim.
L'assassinat de Si Tayeb El Watani en décidera autrement. «La période la plus difficile que j'ai eue à vivre, c'était quand il a été nommé membre de la commission d'enquête sur l'assassinat de Boudiaf. On m'empêchait d'aller seule au lycée. Mon père avait peur pour moi. Son comportement avait changé. Il se montrait prudent. Il devait sûrement savoir quelque chose qu'on ne savait pas». se souvient Rim. «C'était quelqu'un de très secret. Ce qu'il vivait à l'extérieur de la maison restait à l'extérieur. Il n'y avait ni document ni parole qui filtraient» ajoute-t-elle, avant d'asséner : «Il est mort avec ses secrets !» D'aucuns estiment que la vérité sur l'assassinat de Boudiaf et la vérité sur l'assassinat de Me Fethallah sont intimement liées. Difficile de leur donner tort…
«Faire du 18 juin la journée nationale des droits de l'Homme»
Aujourd'hui, Rim n'a qu'un souhait : «Faire du 18 juin la journée nationale des droits de l'homme.» «Le 18 juin 1994, on n'a pas seulement assassiné un homme. On a assassiné un symbole, une figure emblématique. On a assassiné les droits de l'homme. On a assassiné une certaine idée de la justice», plaide la jeune avocate. Rim regrette que la mémoire de son père n'ait pas eu droit aux égards qu'il mérite de la part de son propre pays. Elle a, a contrario, une pensée reconnaissante pour le président tunisien Moncef Merzouki. Lors de sa visite en Algérie le 12 février 2012, le chef de l'Etat tunisien fit un geste que la famille Fethallah n'est pas près d'oublier.
«Dès son arrivée à l'aéroport d'Alger, il a pris aussitôt la direction du cimetière El Alia pour se recueillir sur la tombe de mon père. C'est un geste que je n'oublierai jamais. Il avait promis que c'est la première chose qu'il ferait s'il lui était donné de visiter l'Algérie et il a tenu parole. Il connaissait mon père et était même venu dîner une fois à la maison», raconte la fille Fethallah.
«A l'occasion, ils se sont même donné la peine d'embellir la tombe de mon père», glisse-t-elle malicieusement. Et ce n'est pas tout. Mme Fethallah et sa fille sont contactées par l'ambassade de Tunisie à Alger. Merzouki souhaitait les rencontrer, comme au bon vieux temps. La rencontre a lieu à Zéralda. «Le président Merzouki avait tenu à nous voir. Il nous a très bien reçues. Il a même rappelé à ma mère le plat qu'il avait mangé quand mon père l'avait invité à la maison. C'était un plat irakien, du biryani.» «Ce geste est une claque au gouvernement algérien qui n'a rien fait pour honorer sa mémoire», assène Rim Fethallah. Il faut dire que ces marques de sollicitude ne font qu'enfoncer le régime amnésique algérien, oublieux de tous les généreux de la trempe de Youcef Fethallah à qui l'Algérie de la «moussalaha» doit tellement…


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