Voilà maintenant deux ans, jour pour jour, depuis que la Cour Internationale de Justice a rendu son avis sur « les conséquences juridiques de l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé ». En effet, le 9 juillet 2004, la Haute juridiction remettait son avis établissant, arguments juridiques à l'appui, l'illégalité du mur. L'avis de l'organe judiciaire des Nations unies ne souffre d'aucune ambiguïté ; il stipule que « l'édification du mur qu'Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l'intérieur et sur le pourtour de Jérusalem-Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international. » Ne se contentant pas d'établir le constat d'une colonisation rampante, l'autorité judiciaire la plus haute a appelé l'Etat juif à mettre fin à l'érection du mur et à réparer les dommages causés aux Palestiniens. Il en fallait toutefois davantage pour ramener l'Etat hébreux à la raison juridique : après avoir tenté, en vain, d'invalider la procédure de saisine de la Cour Internationale de Justice, Israël, fort du soutien inconditionnel que lui prodiguent les « néo-cons » de la Maison-Blanche, a tout bonnement ignoré l'organe judiciaire des Nations unies au motif qu'« un avis consultatif est dénué de portée juridique ». L'argument est spécieux : si l'avis n'est pas, il est bien vrai, pourvu de force exécutoire, ce dernier n'est pas moins porteur d'une valeur déclaratoire, laquelle contient -selon la définition du droit international public - « l'une des composantes de tout acte juridictionnel, à savoir la constatation du droit en vigueur ». Pour le dire en d'autres termes : l'avis judiciaire rendu par la Cour Internationale de Justice a dit le droit ; « il ne peut plus être contredité », précise Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit public, dans la dernière livraison de la Revue d'Etudes Palestiniennes (printemps 2006). Même dépourvu de force exécutoire, l'avis de la Cour recèle toutefois une grande importance, fut-elle symbolique : celle de battre en brèche la thèse israélienne, au demeurant dominante, selon laquelle la construction du « mur de séparation » est dictée par la « légitime défense ». Qu'en est-il au juste ? L'avis de la Haute Juridiction constate, dès l'abord, que le tracé du mur dépasse la ligne d'armistice de 1949 servant de frontière, la seule reconnue par l'ONU, entre Israël et la Palestine. L'organe judiciaire montre, ensuite, que le mur est érigé de façon à intégrer, au territoire israélien, les colonies de peuplement illégalement construites en Cisjordanie occupée dont Jérusalem-Est. Le mur ne se contente pas seulement d'intégrer 80% des (400 000) colons illégalement implantés dans les Territoires occupés ; le projet s'emploie, volens nolens, à annexer les terres agricoles particulièrement fertiles de l'ouest du Jourdain, accaparer l'écrasante partie de la nappe phréatique (une trentaine de puits et autant de sources d'eau), réquisitionner des propriétés, détruire des commerces, isoler - selon le chiffre donné par le gouvernement israélien - 55 000 habitants de Jérusalem-Est, encercler 160 000 Palestiniens dans des enclaves, contraindre, last but not least , 6000 à 8000 autres à quitter leurs terres. Ce n'est pas tout : le mur, qui s'étale sur près de 800 km de longueur, s'élève sur 8 mètres de hauteur et s'engouffre sur 70 mètres de largeur, achève non plus seulement de sangler la Cisjordanie d'Est en Ouest mais aussi, et par surcroît, de couper cette terre de Palestine et sa population en deux parties, l'une isolée au Nord, l'autre cloisonnée au Sud. Le projet de la « barrière de sécurité », contrairement à la thèse consacrée, n'est pas né des suites de l'Intifada Al Aqsa et de l'échec de « la paix d'Oslo » ; il puise sa philosophie dans une idée presque aussi vieille que l'idéologie sioniste : la théorie du « mur d'acier » de Ze'ev Jabotinsky. En effet, en 1923, le fondateur du sionisme révisionniste publiait un article sous ce titre dans lequel il exposait la doctrine stratégique que l'Etat hébreux devait impérativement adopter afin d'assurer sa sécurité face aux menaces arabes. Celle-ci consistait, selon lui, à ériger, par la force armée et de façon unilatérale, un « mur d'acier », aussi invincible que dissuasif, à l'ombre duquel l'Etat sioniste devait poursuivre la colonisation des territoires palestiniens. La stratégie préconisée par le père de la droite israélienne comprenait deux phases : la première consistait à obliger les Arabes à abandonner toute velléité de destruction de l'Etat juif ; une fois l'objectif de la reconnaissance de l'invincibilité d'Israël atteint, la seconde phase pouvait alors s'enclencher avec pour plan de charge les négociations sur les droits nationaux des Palestiniens. La vision de Jabotinsky n'a pas tardé à s'imposer, y compris à celui-là même qui l'avait rudement critiquée au départ : le parti travailliste. Pour le « nouveau historien » israélien Avi Shlaim, auteur de The Iron Wall. Israël and the Arab World (Le mur d'acier. Israël et le monde arabe), « l'histoire de l'Etat d'Israël toute entière est une justification de la stratégie du mur d'acier ». En s'engageant dans le processus de paix, Yitzhak Rabin a donné l'impression de vouloir faire passer Israël de la première à la seconde phase de la stratégie de Jabotinsky. L'accélération, enclenchée depuis Oslo, du mouvement d'implantation des colonies sur les territoires palestiniens occupés, a montré, cependant, que le vieux leader travailliste n'entendait pas sacrifier la colonisation sur l'autel de la négociation, mais escomptait bien plutôt poursuivre la première à l'ombre de la seconde - la symbolique de celle-ci faisant oublier la réalité de celle-là. L'ascension électorale de la droite israélienne sur les décombres fumants du processus de paix a permis aux néo-sionistes, idéologiquement dominants, d'opérer le retour à la phase une de la stratégie élaborée… par leur père spirituel. Limor Livnat, ministre de l'Education dans le cabinet d'Ariel Sharon, l'avait annoncé, dès janvier 2001 : « Il est temps qu'Israël reconstruise le "mur d'acier" », écrivait-il dans un article publié dans le Jerusalem Post. Le projet du mur est par conséquent bien antérieur à la seconde Intifadha ; par-delà l'argument sécuritaire, ce dernier s'emploie, en réalité, à convertir la colonisation en fait accompli non négociable. En pressant cette stratégie à l'ombre de la « guerre contre la terreur », l'Etat sioniste est parvenu à atteindre un autre objectif : rendre obsolète, par le morcellement territorial au moins autant qu'humain, l'improbable futur « Etat » palestinien. George W Bush n'aura dès lors plus qu'à attendre la clôture du « mur d'acier » pour mettre en application sa fameuse « feuille de route ». Au vu de la réalité du rapport de forces, l'« Etat palestinien viable » dont il est question dans ce document ne pourra, de toute évidence, plus guère obtenir les frontières de 1967 ; tout juste devra-il se contenter de quelques « bantoustans », géographiquement discontinus, territorialement assiégés, économiquement exsangues, institutionnellement inefficients.