Vous voulez vomir ? Venez par là. Regardez les murs comme ils sont en ruine. Sentez l'odeur de l'urine. Vous voyez ces ordures et cette obscurité ! Et par-dessus tout l'anarchie ! », résume Mohamed, un conducteur de bus. Ici, c'est la « gare routière » de Yaghmorassen, à l'extrême ou D'ici partent et arrivent chaque jour une demi-centaine de bus et un demi-millier de taxis vers les villes de l'extrême ouest du pays. Au total, ce sont 11 lignes de bus qui font en moyenne trois navettes quotidiennement vers Tlemcen, Témouchent et Maghnia. 3,4 millions de voyageurs prennent leur bus d'ici chaque année. Aussitôt rentrés, nous sommes littéralement pris d'assaut par les chauffeurs de taxi. « Nous en avons marre », se déchaînent-ils en chœur. Kaddour, 58 ans, l'un d'entre eux, jure qu'il souffre de l'anarchie qui règne dans cette station. Sommes-nous dans une gare ? Le lieu ressemble à tout, sauf à une « gare routière ». Quand il prend son service, Kaddour dit « avoir le sentiment d'embarquer pour un western ». Il n'est pas le seul. La plupart des chauffeurs de bus comme de taxi sont à bout. Le décor est celui d'un espace public oublié. Au milieu des 9 quais prévus pour les bus, les petites baraques devant servir de kiosques sont à l'abandon, réduites à l'état de ruine. Une nouvelle gare routière en 2008 Les urines et les ordures ont fini par définitivement condamner ce lieu maudit. Avec sa demi-centaine de bus et presque 500 taxis avec leur lot quotidien d'usagers, cet espace est abandonné à son triste sort. Pas d'éclairage public, pas d'hygiène, aucune commodité… Les hommes et les femmes devront partager la seule vespasienne publique qui fait le coin. Entre les baraques qui frôlent l'état de ruine, les usagers déambulent par dizaines. Ils ont l'air perdu dans une station qui tire d'emblée dans la catégorie des « lieux à problème ». Derrière les murs, les ordures s'amoncellent en étages. L'atmosphère est loin d'être détendue. « Que peuvent faire les transporteurs (bus et taxis s'entend), contre la saleté et l'anarchie qui règne ici ? », se plaint un chauffeur de taxi. Au moment où l'on parle du tramway, en 2009 et du TGV en 2020, la deuxième ville du pays qui compte trois stations de bus (Yaghmorassen, Castors et El Hamri, qui accueillent 13,4 millions de voyageurs chaque année), ne dispose même pas d'une gare routière digne de ce nom. Pourtant la demande en transport est forte : Oran est desservie par 64 lignes de bus assurées par près de 300 bus et 3745 taxis interwilayas. « Un projet de construction d'une nouvelle gare routière, digne de ce nom, devra être lancé cette année. Nous avons demandé à la tutelle l'inscription de ce projet. L'assiette de terrain qui devra accueillir cette infrastructure moderne est déjà prête (3700 m2), à Sidi Maârouf. Les premières estimations contenues dans la première fiche technique prévoient un délai de réalisation de 18 mois et un montant de 420 millions de dinars », souhaite Rezoug, chef de service à la direction locale des transports. « Le ministère a donné son accord de principe. La future gare devra être cédée en concession à un privé. Le cahier des charges sera exigeant, drastique même. Elle ne sera cédée qu'un professionnel », précise notre interlocuteur. « Un cahier des charges », voilà donc une notion totalement oubliée. La mission d'assurer ce service public échoit à l'APC d'Oran, propriétaire et exploitante de cette gare routière. Néanmoins, une question : qu'est ce qui pourra bien obliger les futurs exploitants de ladite « grande et moderne gare routière », de respecter leur cahier des charges ? Deux circulaires, promulguées en 2001 et 2002, instauraient bien, pourtant, la « discipline ». Mais cela n'a pas amélioré la situation. Pas même les interminables mises en demeure, adressées par l'ex-wali d'Oran, Zoukh Abdelkader, (dont la plus récente remonte à septembre 2004), aux P/APC pour les inciter à faire respecter ces textes en améliorant les conditions d'accueil des voyageurs à l'intérieur de ces « gares routières. » Mais une fois de plus, la situation n'a pas connu meilleur sort. Pis, elle s'est dégradée. Un paradoxe : alors que l'exploitation des gares routières est donnée « pour nettement rentable », les privés ne se bousculent pas au portillon pour décrocher ce marché de l'exploitation. La preuve : le seul privé, qui a eu la concession de cette gare de Yaghmorassen, a vite fini par déchanter. Le grand bazar Le lieu couve bien des angoisses, les mêmes démons que les cités-dortoirs avoisinantes. Des Amandiers à Yaghmorassen. Avec, en prime, une spécificité bien locale : la frontière est à 170 km. Ce qui autorise tous les trafics, celui de la drogue en particulier. A vrai dire, il n'y a pas si longtemps, cette station traînait la réputation de « grand bazar », avant que les autorités ne démantèlent le marché informel qui a gangrené cette station en la transformant en grand bazar où l'on peut tout acheter. Ce marché n'est plus. Mais le va-et-vient des « fourmis » — petits trafiquants frontaliers — y est permanent. Sur les lieux, nous avons rencontré Hakim. Il n'y a, dans sa sacoche de toile, qu'un sachet de tabac à chiquer. Mais le jeune homme a vite fait de repérer les poches pleines de son veston en cuir, d'où il extrait une demi-douzaine de paquets de cigarettes. Armés de cabas en plastique et de sacs « fatigués », beaucoup de jeunes comme lui empruntent, pour certains d'entre eux, « jusqu'à deux fois par semaine » ce passage coutumier pour s'approvisionner à partir de Zouia. Cette vieille petite ville « généreuse », bien chère aux trabendistes de tous bords. Avec l'espoir que les douaniers ne trouveront pas les cigarettes ou la bouteille d'alcool qu'ils comptent revendre à Alger, à Tizi Ouzou ou ailleurs. Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle quand le paquet de Gauloises traverse la frontière. Ce trafic transfrontalier a pourtant considérablement diminué ces dernières années. Les vêtements ou les produits de toilette bon marché se sont mieux adaptés que les frontaliers. Mais au premier rang des soucis chez les usagers : les actes de vandalisme tels que sièges lacérés, tags ou vitres rayées. La mauvaise gestion a visiblement le regard fixé sur cette gare. La station baigne dans l'abandon le plus total. D'ailleurs, aucun responsable n'est sur les lieux. Le P/APC d'Oran a laissé sur le carreau une station de transport et l'a mise aux oubliettes laissant un secteur traîner la patte. Voilà pourquoi, chaque jour, chaque semaine, les usagers en ont marre. La recette, c'est qu'il n'y a pas de recette. Juste la volonté de cesser d'oublier cette station. C'est donc l'histoire d'une station oubliée.