Miracle : la circulation routière est étrangement fluide en ce début de Ramadhan. C 'est notamment le cas dans la matinée. Alger respire. On se croirait un vendredi. Le boulevard Abderrahmane Mira, à Bab El Oued, habituellement congestionné dès les premières heures de la journée, est agréablement aéré, ce lundi matin. Idem à la place des Martyrs, grouillante de carrosseries le reste de l'année, entre bus et fleuve de tôle, et au long des boulevards Che Guevara et Zighout Youcef, d'habitude saturés de voitures, particulièrement les jours où les sénateurs et les députés sont de sortie. Le chauffeur de taxi qui nous accompagne de Bab El Oued à la Grande-Poste exulte presque en abordant le virage de l'hôtel Aletti et son barrage de police inamovible. Peu de voitures sur la rue Asselah Hocine. On peut même passer la troisième quand, en dehors du mois de carême, les tacots s'alignent derrière le feu rouge en hoquetant en première, en deuxième. «Mais ça ne va pas durer. A partir de 14h, ça va être l'enfer ! Tout le monde va sortir du boulot en même temps. Vous pensez bien que nos fonctionnaires ne vont sûrement pas rester en poste jusqu'à 16h. Ils seront depuis longtemps derrière leur télé à attendre le prochain match de la Coupe du monde» tempère notre «taxieur». Il faut reconnaître que les chauffeurs de taxi sont de bons clients pour jauger la fluidité du trafic. La «circulation» à Alger comme ils l'appellent, c'est-à-dire cet affreux «cholestérol» qui bouche nos voies mécaniques, transforme la moindre bande bitumée en goulot d'étranglement, est leur hantise. Le stress généré par les interminables bouchons dans les boyaux d'Alger est devenu leur maladie professionnelle n°1. Alors, forcément, ils sont les plus soulagés par cette «diète routière» qu'impose le Ramadhan aux automobilistes, obligeant nombre d'entre eux à observer aussi le «jeûne du volant». Ces automobilistes qui «tournent en rond» «Cela ne dure que les quinze premiers jours du Ramadhan», relève un autre chauffeur de taxi qui nous emmenait de Belcourt à Maurétania, en traversant la rue Hassiba qui, elle aussi, devenait soudain plus clémente, comme par enchantement. «A mesure que les gens s'habituent au rythme du Ramadhan, ils reviennent à leurs anciennes manies» prédit-il en professionnel de la conduite. Mais comment expliquer, justement, cette soudaine fluidité, même partielle, du trafic routier ? Qu'est-ce qui fait que, du jour au lendemain, Alger se transforme en ville déserte où l'on peut même flâner en toute quiétude au beau milieu de la chaussée, sur certaines artères ? «Cela prouve que les autres jours, la plupart des automobilistes tournent en rond sans destination précise. Farghine chgal», assène notre interlocuteur avant d'enfoncer le clou en déclarant avec une pointe de sévérité : «Ils dorment encore. Fenianine ! (ce sont des fainéants). Pendant le Ramadhan, beaucoup rechignent à aller travailler et font la grasse matinée.» Allusion à l'absentéisme au travail qui accuserait un pic durant le mois du jeûne. Un automobiliste résidant à Bab Ezzouar, qui nous confie son étonnement d'arriver en 15 mn à Alger-centre «alors que d'habitude je mets au moins 45 minutes», cite un autre facteur : «Pas mal de gens prennent leur congé pendant le Ramadhan, du coup, ils ne sont pas obligés de se lever aux aurores comme les autres jours.» Un «taxieur» au volant d'une Logan que nous avons chopé près de la Fac centrale nous confie : «Moi, j'arrête à 13h. Dans l'après-midi, les bouchons reprennent. Des voyous du volant, ronchons et mal lunés, envahissent les routes et se mettent à faire n'importe quoi. Je ne veux pas me farcir leur mauvaise humeur.» Dans la foulée, il prévient contre les «chauffards qui font de la vitesse à l'approche du ftour et qui provoquent des accidents mortels.» D'où sa nette préférence pour la tranche matinale. Un autre usager de la route croit avoir percé ce mystère en disant : «Avec les vacances scolaires, il y a nécessairement moins de monde sur les routes. Ajoutez à cela le fait que, pendant le Ramadhan les gens vont nettement moins à la plage, du coup, les routes côtières qui sont très sollicitées durant la saison estivale, sont plus aérées.» On peut remarquer, dans le même ordre d'idée, que les grosses administrations et autres sièges sociaux des grandes entreprises qui sont concentrés massivement dans la capitale, sont visiblement moins sollicités par les usagers qui viennent de loin. Les Algériens se déplacent «utile» En somme, les automobilistes algériens se déplacent «utile» durant le Ramadhan. Les longs trajets sont particulièrement évités devant l'impossibilité de se sustenter et, surtout, de se désaltérer en cette période de grosses chaleurs. Même intra-muros, on s'abstient de trop circuler inutilement. Avec la canicule ambiante, effet de serre garanti dans l'habitacle. Même en comptant la clim', cela reste fastidieux. Toujours est-il que le trafic se densifie en milieu d'après-midi, entre désertions des postes de travail et ruée sur les marchés, histoire de «tuer le temps». Mais force est de constater que la Coupe du monde reste le moyen favori, en ces temps de fièvre footballistique, pour supporter les rigueurs du jeûne et se distraire en attendant le ftour. Conséquence : moins de voitures sur les routes pendant au moins 90 minutes. Pour résumer, il apparaît que cette fluidité (toute relative) du trafic routier trahit un chamboulement du «métabolisme urbain» de nos villes. Il tombe sous le sens que c'est la conséquence directe, in fine, du ralentissement de la vie économique et de la baisse de régime des administrations publiques inhérents au mois sacré. Le soir, bien évidemment, le topo est différent Hormis la fièvre marchande, le pays connaît une baisse générale d'activité. Même les marchés et les commerces sont morts le matin, et d'aucuns restent fermés toute la matinée pour compenser leur ouverture prolongée en nocturne. C'est ce que l'on peut constater en longeant la côte ouest. Une bonne partie des commerces et des supérettes de la commune de Raïs Hamidou, par exemple – et qui causent, à eux seuls, de gros embouteillages en temps normal –, avaient baissé rideau dans la matinée d'hier. A mesure que les Algériens prennent le pli des rites sociaux ramadhanesques, les sorties se multiplient nuitamment entre tarawih, shopping, kheimas et autres veillées en bord de mer jusqu'au s'hour. Et ce regain d'activité nocturne induit fatalement une densification du trafic, avec, à la clé, de gros bouchons rue Didouche. Mais on ne va pas s'en plaindre, n'est-ce pas ? Pour une fois qu'Alger vit la nuit !