Depuis plus de sept ans, plusieurs rugbymen franco-algériens se battent pour développer la pratique du ballon ovale dans leur pays d'origine. Dans l'espoir d'assister, un jour, à la création d'une fédération algérienne de rugby et permettre à la sélection nationale de disputer des compétitions officielles. Jemmel, Tunisie, 2011. Une trentaine d'hommes au physique imposant, vêtus de vert et de blanc, s'affairent dans un vestiaire du stade local. Ils se réunissent au centre de la pièce. Ils forment un cercle, se serrent, épaule contre épaule. Après le discours du capitaine, c'est au tour de Sofiane Ben Hassen, le manager de l'équipe, de prendre la parole, bien au chaud au milieu de ses frères d'armes : «Nous sommes les pionniers du rugby algérien !», hurle-t-il. Les mots sont choisis. L'atmosphère est étouffante dans cette pièce humide. Certains ont la main sur le cœur et serrent entre leurs doigts l'emblème de leur pays d'origine, l'Algérie. D'autres, submergés par l'émotion, sèchent discrètement leurs larmes. Ben Hassen marque une pauseet scande «Tahia El Djazaïr !» «Tahia El Djazaïr !», reprennent les joueurs comme un seul homme. Puis, paumes vers le ciel, ils récitent la Fatiha. Ce jour-là, Ramzi Boubekeur, 24 ans à l'époque, dispute son premier match sous les couleurs algériennes. Formé au Racing, l'un des meilleurs clubs français basé en région parisienne, il fait aujourd'hui les beaux jours de l'AC Bobigny. «Nous avions passé une semaine entière ensemble, afin de pouvoir mieux se connaître et effectuer quelques réglages avant la rencontre», se souvient-il aujourd'hui. A l'écouter, ce séjour l'a marqué. «Ce sont des moments rares, bien plus forts qu'en club. Jouer pour mon pays d'origine, je l'ai vécu comme une énorme fierté.» Après quatre ans d'existence, ceux qu'on appelle les «Fennecs de l'ovalie» connaissent à Jemmel leur première défaite, face à leurs homologues tunisiens. Un revers presque anecdotique, qui n'entame pas pour autant la détermination de Sofiane Ben Hassen et de ses deux compères, Azzouz Aïb et Djemaï Tebani. Hasard Clichy-la-Garenne, Hauts-de-Seine. Djemaï Tebani a 38 ans. Né à M'sila, il débarque en France à l'âge de 3 ans en compagnie de ses parents et de son frère Salim. C'est ici, en banlieue parisienne, qu'il découvre le rugby. Un jour qu'il venait tranquillement s'inscrire au foot, le tout jeune Djemaï tombe sur un stade vide. Au loin, il entend du bruit. Curieux, il s'approche et assiste presque par hasard à son premier entraînement de rugby. Ce sport, il ne le lâchera jamais. Après une carrière de joueur bien remplie, qui l'a mené jusqu'au Pays basque, l'ancien n°10 est désormais employé au service des sports de la mairie de Clichy. Le 24 février 2007, il est invité en tant qu'entraîneur au premier rassemblement de la sélection algérienne, à la veille d'une rencontre face à la Tunisie. Il y fait la rencontre de Sofiane Ben Hassen et Azzouz Aïb, joueurs à l'époque et aujourd'hui manager et directeur sportif des Fennecs de l'ovalie. Leur baptême du feu à Nabeul se solde par un succès, sur le score de 8 à 7. Ces trois-là se sont trouvés. Ils décident alors de prendre les choses en main, et se promettent de qualifier, un jour, le pays pour une Coupe du monde. Leur rêve ? Développer le rugby en Algérie. Alors les trois pionniers retroussent leurs manches et partent à la conquête de la terre natale, avec dans leurs bagages quelques ballons et des dossards. Quelques mois seulement après leur première sélection, ils donnent naissance à un premier club, le Stade oranais, dirigé par Aïb et Ben Hassen. Tebani organise de son côté une tournée d'initiation au rugby. Il parcourt sept wilayas, organise des journées portes ouvertes, où filles et garçons peuvent venir découvrir ce jeu qu'on pratique avec un ballon ovale aux rebonds capricieux. Un succès. «On a eu un accueil magnifique, il y avait même parfois trop de monde, se souvient-il. On a même fabriqué des poteaux avec des gouttières ! C'était mortel.» Trois ans plus tard, il prend même un congé sans solde pour venir s'installer au bled avec sa femme. Il pose les fondations du Mouloudia Club de M'Sila, dont il est, encore aujourd'hui, le président. Ce sera ensuite au tour du club d'Alger de voir le jour, avant qu'une dizaine d'autres associations soient créées à travers le pays. Avec l'aide de la Fédération internationale de rugby (IRB), ils ont, à eux trois, pu former une quarantaine d'éducateurs et une quinzaine d'arbitres. Fuite des talents Longtemps considéré en France comme un «sport de Blancs», le rugby s'est peu à peu démocratisé et compte aujourd'hui parmi ses licenciés de nombreux joueurs et joueuses issus de l'immigration, notamment algérienne. Parmi eux, certains ont même intégré l'équipe de France cette saison. C'est le cas de Rabah Slimani et Sofiane Guitoune, 25 ans tous les deux et sélectionnés en février dernier pour le Tournoi des VI nations. Ces deux-là ont de grandes chances de disputer le prochain Mondial, alors autant dire qu'entre le maillot frappé du coq et la tunique vert et blanc, le choix était vite fait. Contrairement à Sofiane Guitoune, né à Alger, Rabah Slimani est né en France, ce qui ne l'empêche pas de suivre de près l'évolution des Fennecs. Très attaché à son pays d'origine, où vit une grande partie de sa famille, il espère que l'Algérie saura mettre en place des structures fédérales. «C'est un sport qui se développe dans le monde entier maintenant. Voir l'Algérie avoir envie de s'investir pour aller loin, je trouverais ça fabuleux», salue le pilier parisien. Si la France ne l'avait pas appelé, il aurait porté le maillot algérien sans l'ombre d'une hésitation : «Jouer pour une équipe nationale, il n'y a rien de plus fort émotionnellement.» De plus en plus de joueurs professionnels titulaires d'un passeport algérien évoluent aujourd'hui dans les meilleurs clubs français. Salim Tebani, le frère de Djemaï, en est le meilleur exemple. Premier capitaine de la sélection, cela fait maintenant trois ans qu'il n'a pas défendu les couleurs du pays, lui qui ferraille chaque week-end sur les terrains de première division française. Le jour où l'Algérie disposera d'une fédération, de tels joueurs pourront être libérés par leur employeur. Mais à ce jour, les Fennecs sont composés de joueurs semi-pros, qui doivent cotiser avec leurs deniers personnels pour financer les déplacements de l'équipe. Au complet, l'Algérie jouerait les premiers rôles au niveau africain, et pourrait largement prétendre à une qualification en Coupe du monde. Certains rugbymen franco-algériens ont même répondu à l'appel de la sélection marocaine qui, appuyée par sa fédération, dispute des compétitions officielles depuis de nombreuses années. Emeutes Les Fennecs, même privés de leurs meilleurs joueurs, ont disputé neuf rencontres pour six victoires, dont cinq face à des équipes africaines. A leur actif, une victoire écrasante lors d'un tournoi organisé en 2010 par la Confédération africaine de rugby (CAR), où ils n'ont fait qu'une bouchée de la Libye, de la Mauritanie et de l'Egypte, toutes trois balayées sur le score de 50 à 0. Des nations pourtant dotées d'une fédération. Mais pas de quoi faire évoluer la situation. «Ça n'a pas avancé. Parfois, c'est difficile de trouver les ressources mentales pour se battre, soupire Azzouz Aïb. Mais ce projet nous tient tellement à cœur !» En dépit des bons résultats de l'équipe nationale et du développement de plusieurs écoles de rugby à travers le pays, le ministère de la Jeunesse et des Sports rechigne aujourd'hui à officialiser cette pratique. Au lendemain d'une nouvelle victoire en mars dernier face à la Côte d'Ivoire, champion d'Afrique de troisième division, Sofiane Ben Hassen et Azzouz Aïb ont pu rencontrer pour la première fois le ministre. «C'était tout à fait courtois, résume le directeur sportif des Fennecs. Mais il ne connaissait pas le dossier, pour la simple et bonne raison qu'il n'avait jamais reçu nos multiples courriers.» Une chose est sûre, le rugby est encore méconnu, notamment au sein des institutions, et mériterait peut-être un petit coup de pub. Tout avait pourtant bien commencé, puisqu'en mai 2008, les dirigeants de la sélection étaient parvenus à organiser un événement inédit : un match de rugby sur le sol algérien. Le stade Ahmed Zabana d'Oran devait accueillir un Algérie-Tunisie. Les deux équipes sont sur place depuis quelques jours, mais devront se contenter de rester à l'hôtel. Les émeutes qui font suite à la relégation du Mouloudia Club d'Oran empêchent la tenue de la rencontre. Valeurs Aïb, Tebani et Ben Hassen sont bénévoles. Ils ont mis toutes leurs tripes dans ce projet. Pas question de se décourager, même si certains aspects les laissent quelque peu perplexes. «L'Afghanistan a une fédération, le Rwanda a une fédération, et pas nous, grimace Azzouz Aïb. Imagine, en Algérie, il y a même une fédération de ski !» Djemaï Tebani embraye : «Vraiment, on n'y comprend rien. J'aimerais bien qu'on m'explique.» Heureusement, leur pugnacité et de nombreux soutiens, parmi lesquels plusieurs «footeux» de l'équipe d'Algérie, les aident à croire en leur rêve. Malgré les difficultés, ces trois-là ambitionnent de voir, un jour, l'Algérie soulever la Coupe d'Afrique, et d'emmener les leurs au Mondial. Mais pour eux, l'essentiel est ailleurs. «On veut surtout importer les valeurs de solidarité et de respect que véhicule notre sport. Peu importe les trophées, on n'est pas mégalos. Mais si on ramène des résultats, alors les enfants sauteront dans le wagon du rugby algérien.» Et Ramzi Boubekeur de conclure : «On pourrait représenter le pays de manière officielle… ce serait beau !»