A l'invitation de Madjid Dahmane, directeur de la Bibliothèque nationale, le professeur Daho Djerbal a fait mouche, ce jeudi, en s'attaquant au versant peu glorieux de l'histoire de la guerre de Libération nationale, loin du récit «enchanté» et galvaudé sur l'épopée libératrice. Sous le thème «Les enjeux de l'histoire face à la mémoire», le conférencier s'est surtout attaché à démontrer comment, dans la méthode et dans l'éthique du métier d'historien, il est primordial de distinguer, dans le flot de témoignages livrés par les acteurs de la Révolution, la part du document et celle de la subjectivité narcissique pour arriver à une lecture critique de ce matériau, avec ses gloires et ses forfaitures. Il s'y attelé avec brio, tantôt en exorciste s'échinant à libérer l'histoire de ses vieux démons, tantôt en psychanalyste de notre passé refoulé traquant les «névroses héritées de la guerre». Daho Djerbal en est persuadé : la meilleure façon de cautériser les plaies mal refermées et les blessures psychologiques de la guerre de Libération nationale est de verbaliser ces traumas, a fortiori ceux liés aux luttes fratricides entre maquisards. L'orateur estime que ces violences continuent de travailler au corps la société. Il est important, selon lui, de verbaliser cette «histoire refoulée, enkystée», ces fragments traumatiques et «pathogènes» de notre histoire, selon ses mots. «Avant de poser la question de savoir comment l'histoire ou l'institution académique détermine et s'interroge sur l'objet histoire, il faudrait s'intéresser préalablement à la façon dont la société elle-même restitue cette histoire», explique-t-il. «Ce qui nous semble important, c'est de savoir à quel point les névroses de guerre ont pu être verbalisées. A-t-on parlé publiquement, en toute clarté, de ce qui s'est passé ?» D'après lui, ce refoulé traverse toute la société, y compris la sphère académique et médiatique. Daho Djerbal précise que les traumatismes dont il est ici question ne concernent pas uniquement les violences coloniales, mais aussi les heurts «inter» et «intra» communautaires. «Nous devons tenir compte de cet aspect qui est couvert d'une chape de silence, ces luttes intestines, ces purges, ces liquidations, et qui travaillent encore la société jusqu'à ce jour», insiste-t-il. «Il faut crever l'abcès, en parler sans passion, afin de nous débarrasser de ces démons qui nous habitent», appuie-t-il en soulignant que «le silence peut contribuer à la répétition des conflits qui fragilisent le lien social». «Des événements peuvent être transmis et se dresser comme des pierres tombales», glisse l'historien. Outre les silences et les non-dits, Daho Djerbal prévient contre «le bavardage stéréotypé, le discours de propagande et l'instrumentalisation politique» de l'histoire. L'auteur de L'Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN (Chihab, 2012) note que le problème qui se pose à l'historien aujourd'hui est qu'il se retrouve confronté à un florilège d'ouvrages écrits par les acteurs de la Révolution ou des «nègres» et ces livres font la part belle à la subjectivité du racontant. «La relation entre histoire et mémoire est un sujet très sensible. Les récits livrés par les témoins comportent parfois une part d'instrumentalisation de cette mémoire à des fins politiques» dit-il. Pour illustrer son propos, Daho Djerbal convoque deux épisodes douloureux de cette histoire tourmentée : l'assassinat de Bachir Chihani, bras droit de Mostefa Ben Boulaïd et son intérimaire pour le commandement de la Wilaya I (Aurès-Nememcha) après le départ de Ben Boulaïd en Orient pour récupérer des armes. Dissensions, purges et liquidations Chihani sera exécuté par ses pairs le 23 octobre 1955, à l'instigation de deux autres figures de l'ALN dans les Aurès : Adjel Adjoul et Abbas Laghrour. Une liquidation imputée à une guerre de leadership selon la version «light». L'autre affaire concerne ce sombre épisode connu sous le nom de la Bleuite, une vaste purge qui dévasta la Wilaya III en 1958. Daho Djerbal lit un extrait d'un témoignage qu'il a recueilli lui-même de la bouche d'un moudjahid témoin de cette opération. Selon lui, on arrêtait en moyenne 30 moudjahidine chaque jour. «Il suffit d'un rien pour qu'un moudjahid en liquide un autre. Il suffit d'un regard de travers, d'une parole de trop pour que quelqu'un te dénonce (…). C'est pire que la torture colonialiste, il fallait avoir un cœur de pierre pour faire ce qu'ils ont fait», frémit l'ancien maquisard au cœur meurtri cité par l'historien. Daho Djerbal conclut en questionnant le rôle de l'historien face à la «politique de l'oubli». «Si on se tait sur ces affaires, d'autres vont en parler, mais de manière officielle», assène-t-il en pointant la tentation du pouvoir politique de favoriser une version édulcorée des événements. Et de s'interroger : «Devons-nous laisser cette mission à l'Etat ?», comprendre le pouvoir. «Supposons que les récits mythiques, les contes et les légendes que produit la société soient remplacés par une histoire officielle, écrite par le pouvoir politique érigé en historien et porte-parole de la mémoire collective. Le clivage relevé, qui est de l'ordre d'une frontière construite telle un mur, va être renforcé et le sujet va se dégrader en individu-foule», avertit le directeur de la revue Naqd. Que chacun fasse son métier, suggère-t-il encore, en plaidant pour un libre accès à la vérité des archives. Mais celles-ci, regrette l'historien, «sont encore tassées dans des caisses placées sous la tutelle de certains milieux officiels pour être loin de la portée du peuple algérien et des générations futures».