Crépuscule des ombres de Mohamed Lakhdar Hamina, une admirable fresque lyrique qui instruit le procès du colonialisme. Présenté en avant-première mondiale hors compétition le 24 août dernier dans le cadre du Festival du film francophone d'Angoulême, Crépuscule des ombres de Mohamed Lakhdar Hamina est une œuvre lyrique dont la rhétorique cinématographique ne ménage guère la période de colonisation de l'Algérie à travers un huis clos «éclaté», mettant en scène trois personnages dans l'immensité désertique du Sahara, lui-même quatrième personnage à part entière du film. Disciple d'un Stanley Kubrick, mais plus encore d'un David Lean, Mohamed Lakhdar Hamina n'a pas son pareil pour filmer le désert avec un sens artistique affirmé qui rappelle qu'il est un homme d'images plus que d'un propos ou d'un discours asséné en dehors des normes qui régissent une fiction cinématographique. On a longtemps cru que La dernière image présenté à Cannes en 1986 était un titre prémonitoire annonçant une fin de carrière. Que nenni ! Après 28 ans d'un long silence cinématographique, Mohamed Lakhdar Hamina nous revient sur grand écran, n'ayant rien perdu de son talent ni de son inspiration nourrie de sa propre histoire (son père est mort sous la torture — le film lui est d'ailleurs dédié —) qui renvoie immanquablement à ce système prétendument civilisationnel quand, seule, une expression barbare fondait son idéologie, depuis les enfumades de Bugeaud jusqu'à la fameuse corvée de bois, laquelle sera le déclencheur du drame qui va se nouer entre les trois protagonistes avec seuls le ciel et le sable pour témoins… La richesse du propos et du procès instruits par l'auteur résulte d'un pré-générique dans lequel un instituteur (Bernard Montiel) distille dans les petites têtes blondes de la 3e République toute la rhétorique justifiant l'occupation de l'Algérie, arrimée à la fameuse «sainte trinité» : «Par l'épée, par la croix et par la charrue» inscrite au fronton du domaine de Borgeaud, l'un des deux plus grands colons d'Algérie avec Blachette. Un second élément fondateur de la pensée du commandant Saintenac aperçu dans la classe, est souligné à travers l'épisode de la guerre d'Indochine, laquelle a autant prédéterminé les actes des parachutistes en Algérie qu'elle a fécondé la conscience nationaliste et révolutionnaire du côté algérien. L'intrigue motrice de Crépuscule des ombres, c'est une suite de situations qui met en interface trois personnages. Le commandant Saintenac, emmuré dans son idéologie coloniale, Lambert, un jeune objecteur de conscience révolté par les actes de barbarie dont il est témoin, et Khaled, jeune nationaliste nourri du message philosophique de son aïeul et de l'injonction de celui-ci à toujours «apprendre, apprendre et apprendre», ce qui développera tout au long de ses affrontements verbaux avec Saintenac une diatribe anticoloniale fortement argumentée au point de désarçonner son adversaire politique. Suite à une corvée de bois au cours de laquelle Lambert l'objecteur va prendre son destin en main, les trois hommes vont se retrouver à errer dans le désert des jours durant. Ces séquences portent le film à un très haut niveau d'incandescence où éclate le talent de MLH quant à marier, selon une sorte d'alchimie la dramaturgie avec la poésie et le lyrisme jusqu'à un dénouement final très éloigné des stéréotypes habituels au point d'habiller la conclusion d'une dimension quasi métaphysique. On retrouve là le caractère humaniste qui n'a cessé d'irriguer toute l'œuvre cinématographique de MLH depuis Le vent des Aurès jusqu'à ce Crépuscule des ombres en passant par Chronique des années de braise, sa palme d'or de 1975, et Vent de sable… Si ce film est une pure fiction arrimée à l'Histoire, le scénario est parsemé d'événements véridiques telle cette référence à la création d'un groupe nationaliste qui s'est autoproclamé la «CECA» (Communauté européenne du charbon et de l'acier) inventée par de jeunes gens ignorant qu'une blague de potache pouvait intriguer au point de provoquer des interrogatoires musclés de la part de la soldatesque française. De même la référence aux «IMNN» (Indigènes musulmans non naturalisés). Les joutes oratoires entre Saintenac et Khaled sont d'une densité telle que leur affrontement permanent rappelle un travail méticuleux sur les dialogues. Lors d'une de ces oppositions, Saintenac interpelle Khaled : «- Est-ce-que les Arabes ne sont pas venus comme colonisateurs ? * Non, comme conquérants, rétorque Khaled. * Et quelle est la différence ? renchérit Saintenac. * Le colonisateur vient en fratrie, assène Khaled. Son but : déposséder l'indigène de sa terre. Tandis que le conquérant, lui, il se mélange, il s'intègre et ne dépossède pas l'autochtone de ses biens. Voilà ce qu'ont fait les Arabes en étant porteurs d'un message et en s'intégrant au peuple berbère.» Voilà l'exemple d'une scène dialoguée remarquablement écrite avec un sens de la réplique qui court tout au long de ce drame où l'Histoire est convoquée au prétoire de personnages qui deviennent des emblèmes représentatifs d'un conflit qui ne cesse aujourd'hui encore de diviser l'Algérie et l'ancienne puissance coloniale qu'est la France, toujours aussi amnésique de ce passé peu glorieux. MLH a su se garder de certains pièges ou certains écueils. Celui, par exemple, qui aurait consisté à fabriquer un édito ou un tract ou de se montrer manichéen avec du tout blanc d'un côté et du tout noir de l'autre. Car, au-delà du système, ce sont des hommes qui le constituent avec une conscience et/ou une sensibilité qui leur est propre. Ainsi, le personnage de Saintenac n'est pas un bloc monolithique mais un être que les circonstances et les événements font faire bouger dans sa tête… quant à l'Histoire, comme le dit Khaled, elle n'est pas que juge, elle est procureur. Et plus loin «l'Histoire est rancunière», phrase qui fait écho à MLH lui-même, lequel insistant sur le fait que «le colonialisme est le mal absolu». On voit bien là que le propos du film est sous-tendu par une réflexion approfondie sur le phénomène colonial et ses mécanismes. La distinction entre le colonialisme et le peuple de France est également présente, car MLH ne s'est jamais trompé d'adversaire dans son œuvre, aussi accusatrice soit-elle du système colonial. Et de fait, la Révolution algérienne n'a jamais fait la guerre au peuple de France, quoi qu'en disent ou qu'en pensent certains esprits mal intentionnés. On a, à travers nos écrits antérieurs, souvent vanté les qualités d'homme d'images de MLH. Dans Crépuscule des ombres, une autre de ses facettes se révèle : celle de directeur d'acteurs. Les trois comédiens principaux, pourtant peu connus, sont remarquables et remarquablement dirigés. De même, aucun second rôle n'est secondaire ou effacé. Qu'il s'agisse de Saintenac (Laurent Hennequin), de Lambert (Nicolas Bridet) ou de Khaled (Samir Boitard) chacun d'eux habite son personnage avec conviction et crédibilité. Soulignons également le rôle de la bande son et plus particulièrement de la musique signée Vangelis, laquelle concourt admirablement à la dimension lyrique du film. Mais la dernière image qui nous a marqués n'est pas dans le film. A la sortie de la projection d'Angoulême, une femme d'âge mûr s'approche de MLH : «Je suis femme de parachutiste et je tiens à vous remercier pour ce film qui m'a ouvert les yeux !» Et de fait, on ressort de Crépuscule des ombres non pas anti-français, mais fier d'être algérien. Un film peut aussi être un devoir d'humanité.