Si la télévision est censée être le miroir de notre société, les Algériens ont parfois du mal à y voir leur reflet. Les chaînes de télé nous renvoient parfois une mauvaise image de nous-mêmes, au point où l'on se demande si elles s'adressent bien à nous. Faut-il que nous soyons condamnés à la laideur pour que les nouvelles chaînes, sur lesquelles tant d'espoirs étaient fondés, nous servent encore les mêmes programmes ? «On voit bien qu'il y a des efforts pour faire différemment, mais ça ne passe pas. A part les micro- trottoirs dans lesquels nous avons l'impression que les interviewés disent ce qu'ils pensent vraiment de leurs responsables, il n'y a pas de différence notable. On a l'impression que c'est du réchauffé», confie un téléspectateur assidu des programmes des chaînes algériennes. Les téléspectateurs ont le sentiment d'être coincés entre, d'un côté, une chaîne propagandiste (l'ex-Yatima) et, de l'autre, ses clones cathodiques ayant, eux aussi, le souci de ne pas froisser les hauts dirigeants.«En fin de compte, la seule chose qui les intéresse est que le contenu s'aligne sur la ligne éditoriale édictée en haut lieu, la qualité importe peu», rugit un fin connaisseur du secteur. Beaucoup s'élèvent contre le traitement sélectif –jusqu'à la caricature – de l'information aussi bien dans le public que dans le privé, ainsi que des sempiternels plateaux sur lesquels tout le monde est du même avis. D'autres, comme les versions cathodiques des journaux El Chourouk et Ennahar concentrent leurs efforts sur les informations de proximité. On peut même y voir un étonnant reportage sur «El Hadi, le vampire de Ghardaïa». Les débats et les émissions de divertissement drôles et intelligentes manquent cruellement à l'appel.
15 000 DA le spot publicitaire Bien sûr, il est facile de jeter la pierre aux nouvelles télées. Mais la réalité est plus complexe, selon les patrons des chaînes. Certains acteurs du secteur ne cachent pas leur «honte» de devoir proposer des émissions en deçà de leurs ambitions. Le fait est que les programmes de télévision coûtent cher et qu'il bien difficile de proposer des émissions de qualité car – pour certaines chaînes du moins – leurs revenus ne le leur permettent pas. En l'absence de régulation, le passage publicitaire tournerait autour de 15 000 DA (il est de 300 000 DA à l'ENTV). «Il faut savoir que le marché est très frileux. Les annonceurs rechignent parfois à placer des espaces publicitaires dans ce nouveau marché», explique Tarek Yahia Cherif, directeur des programmes de Dzaïr TV. La nomination de Miloud Chorfi à la tête de l'Autorité de régulation de l'audiovisuel (ARAV) permet de s'accrocher à un mince espoir. «Cette nomination de M. Chorfi à la tête de l'ARAV intervient trois ans après l'apparition des chaînes privées, ça aurait pu se faire plus tôt», explique Riad Redjdal, responsable de la production de la chaîne El Djazaïrya. Il poursuit : «Tout le monde pensait que l'ARAV allait être indépendante du milieu et de l'environnement. Ce n'est apparemment pas le cas puisqu'il serait patron de la chaîne El Ajwaa. Nous faisons néanmoins confiance à sa conscience et à son professionnalisme. Nous attendons de voir comment les choses vont évoluer.» Pour lui, le plus important est que le nouveau responsable de l'ARAV déploie un véritable plan de travail permettant aux chaînes d'avoir une meilleure visibilité.Le manque de perspectives freinerait les chaînes. «Il y a des contraintes à tous les niveaux car il s'agit d'un secteur tout neuf, il est normal qu'il y ait du cafouillage au début. L'audiovisuel privé est encore au stade embryonnaire», nuance Tarek Yahia Cherif, directeur des programmes de Dzaïr TV. «Malgré les difficultés, le plus important est qu'aujourd'hui ces chaînes existent, il est indispensable de composer avec. Tout est à faire, nous avons là un marché à mettre en place», dit-il, en déplorant le manque de données sur la qualité des programmes et l'absence de syndicats d'artistes et de producteurs. En gros, chacun fait comme il l'entend ! «Il faudra aussi s'assurer que ces chaînes soient la vitrine de notre pays car la télé est un vecteur pour exporter notre culture et nos coutumes», souligne le producteur de l'excellent «Jornane El Gusto». Et de préciser : «Pour faire une bonne chaîne de télévision, il faut de l'argent et des compétences. Une chaîne de télévision a besoin d'au moins 50 millions de dinars (4 heures de programmes free). Pour 4 heures de programmes free par jour, une chaîne fonctionne à 6 millions de dollars par an. C'est ce qui fait que les chaînes patinent et proposent des programmes médiocres et de mauvais goût.» «Pour faire un programme de prime qui coûterait un million de dinars, il faut faire 100 spots pour amortir les frais. Nous ne parlons pas de bénéfices», explique Riad Redjdal. L'autre point d'achoppement qui heurte les nouvelles chaînes concerne le manque de compétences. «Si l'audiovisuel était structuré, on pourrait former des directeurs photo et autres. Mais en l'état actuel des choses, on ne peut pas prendre des risques», souligne R. Redjdal. «Au départ, précise M. Yahia Cherif, toutes les chaînes avaient mis le paquet. Aujourd'hui on temporise pour voir comment les audiences se développent.» Les nouvelles chaînes offshore se voient offrir un sursis précaire et une fragilité financière qui arrangeraient certains cercles du pouvoir. Une étude réalisée récemment pour le compte de l'Euromed invite néanmoins à garder espoir : «En dépit de la polémique et des vives critiques qu'a suscitées cette loi auprès des professionnels de l'audiovisuel, peut-on y lire, l'adoption de la loi relative à l'activité audiovisuelle constitue un pas en avant sur la voie de l'ouverture irrémédiable du secteur audiovisuel et de sa libéralisation.» «Les chaînes ont été très regardées durant le Ramadhan. Pendant l'année, les chaînes étrangères reprennent le dessus car elles ont les moyens d'offrir des programmes de divertissement de bonne qualité», explique Riad Redjdal. En plus de ses missions d'informer, divertir, amuser ou émouvoir, la télévision se doit aussi de refléter les désirs et les incertitudes de la société.De l'autre coté, l'ENTV, ex-Yatima, n'a pas changé. Contrairement au secteur privé, ce n'est pas l'argent ni les compétences qui font défaut. Des cadres de l'ENTV regrettent, en off, l'isolement des compétences au sein de l'entreprise. Le verrouillage dont a été victime l'ENTV depuis sa création a eu pour effet de donner une version biaisée des images du pays. Un rapport réalisé par Belgacem Mostefaoui et Khelil Abdelmoumène, «La mission de service public audiovisuel», rapporte que «les charges du triptyque de missions imparties à sa naissance – informer, éduquer et distraire – se sont révélées autant de défis lourds à affronter». A propos de l'ENTV, ils y révèlent : «Dans un rapport d'audit interne confidentiel réalisé en 2004 (dont nous avons obtenu une copie), on peut lire le lot d'écueils subis par l'ENTV : ‘Lourdeurs bureaucratiques et fonctionnement à coûts croissants des appareils existants, corporatisme et résistance au changement des personnels, vulnérabilité à la compétition extérieure, intrusion permanente du politique, impossibilité de protéger un quelconque monopole d'émission face au progrès technologique (satellite notamment) qui facilite la diffusion des ondes'...» L'auteur du rapport enfonce le clou : «La logique administrative dans laquelle est confinée la télévision algérienne ne permet pas de mettre ‘en négociation' la volonté des professionnels et des dirigeants de la télévision de rechercher une production de programmes performants tant du point de vue de la quantité que de la qualité et de la diversité, et les argentiers de l'Etat – qui se trouve, en l'état actuel des choses, le plus grand pourvoyeur en ressources financières – lesquels soumettent l'ENTV à la toise budgétaire commune et ne se rendent pas compte qu'ils l'étouffent financièrement...» Non, l'ENTV n'a pas changé… La qualité des programmes se trouve ainsi reléguée au second plan, ce qui pose la question de «l'algérianité» et du façonnement de l'identité algérienne. Toute la difficulté est de présenter des programmes en lien avec le patrimoine national sans tomber dans les clichés. «Tout se passe comme si l'offre du diffuseur en matière de programmes de distraction (essentiellement la fiction) n'a pour seule ambition que de concurrencer celles des télévisions satellitaires francophones et arabophones. Les résultats de cette velléité sont tels qu'un autre pan du patrimoine télévisuel est dilapidé : celui de son gisement potentiel d'auditoires, à savoir les téléspectateurs algériens», peut-on lire dans le rapport de Belgacem Mostefaoui et Khelil Abdelmoumène. Sur la chaîne publique, le taux de diffusion de films nationaux est estimé à 23,77%, alors que celui des films en langue française est de loin plus important avec71,32%. 13 films arabes ont été diffusés tout au long de l'année 2012, soit un taux de 4,91%. Le directeur de la télévision publique, Toufik Khelladi, qui semble conscient de ce décalage, déclarait à la veille du Ramadhan : «Nous avons fourni un effort particulier pour algérianiser les programmes avec un taux de 89% contre 85% en 2013. Ce taux est de 100% pour Canal Algérie. C'est une manière de développer la production audiovisuelle à l'extérieur de l'ENTV.» La télévision ne doit pas être seulement l'œil de la société, elle est aussi son oreille. Selon le sociologue Pierre Bourdieu, le champ médiatique, soumis à la logique de marché, manipule le téléspectateur. Mais ce dernier est-il dupe ? Bien que la télévision algérienne ait forcément forgé les goûts des spectateurs, la profusion de paraboles qui enlaidissent les villes algériennes montre bien que, faute de trouver les chaînes qui leur correspondent, les téléspectateurs sont partis voir ailleurs. Tout comme ils s'étaient détournés vers les chaînes étrangères au début des années 1990, ils se tournent aujourd'hui vers un nouvel espace de liberté : internet.