Aux antipodes du laborieux accouchement tunisien, la transition libyenne s'enlise dans sa violence et semble tourner au chaos. La visite surprise de Ban Ki-moon à Tripoli, capitale dévastée, est venue rappeler l'importance des enjeux qui se nouent en Libye malgré leur éclipse partielle par la guerre de l'EI. Mais l'importance de cette visite est surtout dans l'affirmation d'une nouvelle perception de la crise et de son issue. L'adresse de Ban Ki-moon aux belligérants libyens les appelant à la négociation, s'inscrit à contre-courant de l'incitation à l'intervention extérieure défendue par le ministre français de la Défense, qui avait appelé le mois dernier à «agir en Libye». Si Ban Ki-moon a affirmé la légitimité du nouveau Parlement élu, il ne s'est pas pour autant rendu à Tobrouk, son siège, tout comme il a refusé également, à Tripoli, de rencontrer les responsables de ce qui reste de l'ancien Parlement. Une semaine après, le 19 octobre, les cinq grandes puissances emboîtent le pas au secrétaire général de l'ONU en sommant les belligérants de négocier et en les menaçant même de sanctions. Cette position augure d'une nouvelle approche prenant en compte les complexités du champ social et politique libyen et une prise de distance avec la vision simpliste d'un conflit opposant «islamistes» et «libéraux». La réalité du terrain est celle d'une diversité de légitimités qui se concurrencent et parfois s'enchevêtrent et se recoupent. Sur un paysage politique fragmenté par le localisme et la multiplicité de pouvoirs locaux autonomes et concurrents, se juxtapose une dualité institutionnelle avec deux gouvernements et deux parlements revendiquant chacun la légitimité sans qu'aucun des deux camps n'arrive à prendre le dessus et encore moins à prolonger son autorité sur le pays réel. Cette dualité recouvre la réalité de luttes de reclassement opposant nouvelles élites issues de la révolution et élites, reconverties ou non, issues des notabilités déjà établies. Là se situe le véritable clivage structurant la compétition politique en Libye. Autour de chacun des deux camps ont fini par s'agglomérer les différentes factions pour aboutir, ces derniers mois, à une véritable polarisation qui paraissait pourtant improbable. Chaque camp se prévaut d'une légitimité exclusive et excluante de l'autre. Légitimité revendiquée Si chaque légitimité revendiquée a ses fondements, elle a aussi les limites de sa fragilité et surtout celle de la prétention à l'exclusivité. Le camp du Parlement de Tobrouk se revendique de la légitimité électorale. Celle-ci est bien réelle. Mais elle a la fragilité de l'étroitesse de la base électorale d'un Parlement élu par moins du quart du corps électoral et de l'absence d'une importante communauté, la minorité amazighe, qui a boycotté l'élection qui, par ailleurs, n'a pu se tenir dans 12 circonscriptions. Enfin, 30 de ses membres boycottent ses sessions en raison de son déménagement à Tobrouk. Mais surtout, au lieu d'essayer d'élargir leur base par une ouverture sur au moins une partie de leurs concurrents, les partisans de ce Parlement ont fragilisé la légitimité électorale en voulant en faire un alibi et une arme d'exclusion allant jusqu'à solliciter une intervention étrangère contre leurs adversaires, assimilés à des «terroristes», et interprétant les reconnaissances étrangères comme autant de signes d'encouragement à les éradiquer. Se réclamant de la légitimité révolutionnaire et du statut d'artisans de la chute d'El Gueddafi, le camp adverse a cherché, comme c'est souvent le cas au lendemain des insurrections victorieuses, à remodeler en profondeur la composition de l'élite économique et politique à son profit, en économisant la voie des urnes qui les a régulièrement mis en minorité. Cependant, malgré leur échec relatif dans les urnes et l'exaspération des populations devant leurs agissements, la légitimité sociale des insurgés et la force de leur symbolique révolutionnaire opèrent encore auprès de parties importantes de la population. Elles opèrent d'autant que les résultats des urnes ont remis sur scène les anciennes notabilités, grandes familles, classes aisées et certains responsables de la période El Gueddafi. Un «retour» qui contrarie la nouvelle élite politique et militaire qui a émergé dans les bastions révolutionnaires comme Misrata. Une élite qui a forgé elle-même son ascension et son nouveau statut, investissant corps et biens dans la lutte et qui ne peut renoncer à la puissance militaire de ses milices, garante de son rôle dans les futures institutions de la «nouvelle Libye». Ce camp est fait d'un assemblage hétéroclite allant des islamistes à l'ancienne opposition en exil ou la minorité amazighe et s'organise autour des forces de Misrata, ville emblématique de la révolution. Les islamistes et le camp révolutionnaire L'alignement des islamistes sur le camp des révolutionnaires leur a offert le champ d'influence et la légitimité qui leur manquaient, surtout que la question du rôle de la religion dans la législation ne suscite nullement débat et n'est pas vecteur de mobilisation politique. Pour contrer et défaire la légitimité électorale du camp adverse, le camp révolutionnaire a développé une stratégie de contrôle territorial, par les armes, qui avait abouti à délégitimer le gouvernement de Zeidane après l'avoir paralysé, ainsi qu'à renverser dans les faits, en sa faveur, le rapport de force dans l'ancien Parlement qui lui était pourtant défavorable au départ. Pour prolonger le mandat arrivé à terme de l'ancien Parlement, il a allumé plusieurs zones de tension pour décourager la tenue de nouvelles élections. La récente offensive «Aube» est une réponse à l'élection du nouveau Parlement, l'occupation de la capitale délégitimant territorialement ce dernier en l'exilant. Mais le camp révolutionnaire a fragilisé la légitimité révolutionnaire en la radicalisant, notamment avec la «loi d'exclusion politique» imposée au Parlement sous la pression des armes. Cette loi, en visant tout responsable ayant servi sous El Gueddafi depuis son arrivée au pouvoir, a abouti à exclure des opposants de la première heure comme le premier président du Parlement ou des hommes-clés de l'insurrection et du CNT. La stratégie de nuisance des révolutionnaires et son efficacité qui a contribué pour une part importante au chaos vient rappeler qu'aucune reconstruction étatique n'a été possible au lendemain des insurrections victorieuses sans association des insurgés qui ont joué le rôle d'accoucheurs. Leur intégration est une condition à la stabilisation et la possible neutralisation des milices, et l'éloignement du risque de jonction entre acteurs locaux de la révolution et extrémisme islamiste ou délinquance armée. De toute façon, au-delà des légitimités revendiquées, chacun des deux camps dispose d'abord de la légitimité de sa position de puissance sur le terrain sans que la force ait pu trancher entre les deux. La négociation reste la seule issue possible. Il est heureux que les grandes puissances se soient détournées des velléités interventionnistes pour peser dans le sens de cette réconciliation. Entre pétrole et fonds souverains libyens dans les banques occidentales, elles ont les moyens d'amener les belligérants à la raison.