Que tu es méchante !», dit un homme en battant sa femme. «Tu ne respectes pas tes parents ! », lance un père à sa fille en la giflant… Le méchant, c'est toujours l'autre. Ainsi raisonne-t-on le plus souvent. Ou plutôt déraisonne-t-on, comme l'expliquent deux psychanalystes, Francis Ancibure et Marici Galan-Ancibure, dans un livre d'une lecture stimulante, La méchanceté ordinaire. «Penchant inné de l'homme», pour Freud, la méchanceté ne se manifeste pas seulement dans des conduites violentes, elle se glisse dans la banalité du quotidien et inspire des actes ou des jugements blessants : mise à l'écart lors d'une récréation d'un élève qui ne ressemble pas aux autres – il est roux, il bégaie, moqueries, qualifications humiliantes – «paillasse à mecs», «la Rose», pour désigner un employé chargé du nettoyage des toilettes… Multiforme, la méchanceté ordinaire a ses figures inventées de toutes pièces – le juif, l'Arabe, les homosexuels... – et ses lieux de prédilection. Par exemple, comme l'ont constaté bien des écrivains, François Mauriac, Hervé Bazin, la famille. Jalousie, calculs sordides, coups bas : elle est souvent un nid de vipères. Parce qu'elle nous confronte en permanence à d'autres dont on ne supporte pas la singularité. Selon les psychologues, «la méchanceté fulmine devant la particularité de l'autre». Toute différence nous remet en question et nous relativise: elle nous est donc insupportable. L'école n'est pas non plus un havre de paix : bien des enseignants humilient des élèves en lisant devant toute une classe hilare un «devoir archi nul». Faut-il citer tous ces autres lieux, administration, entreprise, où chacun subit au quotidien la méchanceté d'un supérieur hiérarchique, ces lieux où chacun, en retour, pratique discrètement une méchanceté de défense – mensonges, oublis, absences sous prétexte de maladie ? Faut-il citer enfin ce qui, en principe, est un lieu où l'on est apprécié et aimé : le couple ? Hélas, constatent les analystes, c'est un lieu où, passés les premiers émois, on se déchire plus violemment qu'ailleurs et où la tendresse devient vite aussi rare que la pluie dans le désert. La position inférieure de la femme dans les milieux traditionnels ne souligne-t-elle pas la méchanceté foncière d'une institution qui associe, plus souvent pour le pire que pour le meilleur, un autocrate et sa victime ? La méchanceté ordinaire est d'autant plus générale qu'elle n'est jamais perçue pour ce qu'elle est, et qu'elle utilise toutes sortes de justifications. Entre autres, le bien de l'autre – son avenir si c'est un jeune, sa santé si cet ami fume trop… C'est pour le bien de leur enfant, comme ils disent, que les parents lui donnent une raclée, c'est dans l'intérêt de ses élèves, assure-t-il, qu'un enseignant les ridiculise. C'est pour «civiliser» les «sauvages», prétendaient-ils, que les Européens occupèrent l'Afrique, pour assurer à leurs compatriotes des lendemains qui chantent que les Bolchéviques leur imposèrent un présent de terreur, pour faire advenir la démocratie qu'au Moyen-Orient on impose la dictature, pour invalider toute critique qu'on inocule aux citoyens un nationalisme borné, pour la plus grande gloire de Dieu qu'on trucide les impies, et pour sauver «l'identité nationale» qu'on expulse les étrangers. Mais surtout, l'agressivité qui nous habite n'est-elle pas excitée par la structure et les fins de la société où l'on vit ? Patriarcales ou capitalistes, celles d'aujourd'hui fonctionnent à la violence. Elles imposent aux citoyens de telles frustrations que les rapports sociaux ne peuvent être qu'agressifs. Les psychologues oublient trop souvent qu'il n'y a pas de «nature humaine», que le psychisme est un produit social, que l'agressivité n'est pas innée ou qu'elle peut être utilisée positivement, comme le montrent toutes les révoltes et les révolutions qui jalonnent l'histoire. Le combat des femmes, leurs victoires en sont un exemple éclatant.