A partir de son dernier roman, passage en revue de nombreux sujets... - Votre dernier roman, Printemps, est-il lié aux événements politiques majeurs qui ont secoué le monde arabe depuis 2011, ou est-il motivé par d'autres préoccupations ? Je connais l'histoire de cette femme homosexuelle algérienne (personnage central du roman) depuis une dizaine d'années. Elle était une amie, proche de la famille. Un jour, elle a fait une confession en pleurant. C'est donc une histoire vraie. Et quand j'ai commencé à écrire le roman, il y a eu «le printemps arabe» et «les échecs arabes», c'est-à-dire «les hivers». Printemps est un roman dans lequel les problématiques liées au «printemps arabe» sont exprimées à travers les Unes des journaux et les flashes des radios. C'est une technique utilisée par Dos Pasos dans les années 1930. Je trouve cette technique très belle. - Cette évocation de l'actualité est-elle la seule «part» politique dans le roman. Ou peut-on croire à une autre dimension politique dans le livre ? Il y a cette idée d'acceptation de la différence. Depuis La Répudiation, j'ai toujours évoqué la question de l'homosexualité dans mes romans. Je me suis aussi intéressé aux asexués comme dans Timimoun. Dans la société algérienne, on ne comprend pas comment un homme ne peut pas avoir des relations avec les femmes. Il se trouve qu'il existe des hommes qui n'aiment pas les femmes. C'est comme ça. Et il y a ceux qui n'aiment ni les femmes ni les hommes, les asexués. Je veux toujours casser les tabous. Dans Printemps, j'évoque aussi la question de l'islamisme et de l'intégrisme. La mère de Teldj a été assassinée par des islamistes en plein clinique Debussy. Là aussi, c'est une histoire vraie. Je pars toujours de l'intime et du particulier, qui est fondamental pour moi, pour aller vers des excroissances politiques, historiques ou d'actualité. - Il y a aussi beaucoup d'amertume chez le personnage de Teldj... Teldj vit dans une société machiste. Une société qui reste malgré tout archaïque. Elle ne peut pas dire qu'elle est homosexuelle, ne peut pas vivre ses passions, ses amours pour les femmes. Elle est obligée de se cacher, avoir honte. Et le pire est la honte que l'on subit à cause de la société qui vous culpabilise tout le temps. - Et le rapport avec la Chinoise à Shanghaï, une histoire vraie aussi ? Cela exprime-t-il un certain intérêt à la présence chinoise en Algérie et ailleurs dans la région ? En fait, les deux. La femme que je connaissais été détachée par le ministère algérien de l'Enseignement supérieur à Shanghaï pour y enseigner l'arabe aux Chinois. Par ailleurs, la présence chinoise en Algérie est de plus en plus visible. Certains se convertissent tous les vendredis ! C'est un clin d'œil de ma part en tant qu'écrivain pour la Chine (…) Je pense que la Chine sera de plus en plus présente chez nous dans le futur, ça sera le nouveau impérialisme, le nouveau colonialisme ! - Qu'en est-il de la dimension de l'Histoire dans votre roman ? Elle est fondamentale comme dans tous mes romans. J'utilise la technique de la transtexualité des historiens ou des philosophes. Dans La Répudiation, j'ai introduit une phrase courte d'Ibn Rochd. Il y a donc dans les romans des destinées humaines de personnes vivant en Algérie. Je vis en Algérie et j'aime ce pays. Mais, cela peut aussi être n'importe qui et n'importe où. J'ai reçu des lettres de femmes homosexuelles d'Espagne et de Suède qui m'ont dit qu'elles vivaient la même peur que Teldj dans Printemps. C'est encore un préjugé. Chez nous, c'est un crime. - Revenons à ce qu'on appelle «le printemps arabe». Certains vous diront qu'il existe un contre-exemple tunisien. La société tunisienne a résisté à sa manière, a organisé un processus électoral salué par le monde entier. Alors où est l'échec ? Pour moi, ce n'est pas un contre-exemple, c'est une démocratie de salon. Les Tunisiens avaient Ben Ali par le passé. Aujourd'hui ils ont Ben Ali et les islamistes ! Les islamistes tunisiens sont intelligents et ont élaboré une stratégie forte. Ils ont le pouvoir. J'ai vu une émission sur Arte (chaîne franco-allemande) sur Ennahdha. C'est incroyable et quel niveau de maturité ! Les militants de ce parti ont passé 16 ans en prison en isolement total. Aujourd'hui, ils parlent avec sérénité. La Tunisie fait face à des problèmes économiques. Il n'y a plus de touristes, presque 50% de chômage. Ils ne peuvent plus verser les salaires aux fonctionnaires… C'est un pays foutu. - Quelle serait donc la solution pour changer les choses ? Sortir du statu quo dans les pays arabes ? Par la révolution sociale, marxiste. La véritable révolution. Pas celle du milliardaire tunisien Beji Caïd Essebsi installé à la tête d'un parti (Nidaa Tounès qui a remporté les élections législatives du 26 octobre 2014, ndlr). Caïd Essebsi a travaillé avec Bourguiba et avec Ben Ali. Comment lui faire confiance ? Il faut des gens propres qui sont contre la corruption. Il faut que les gens prennent conscience qu'ils sont exploités malgré l'indépendance des pays. Plusieurs personnes ont amassé des fortunes en volant… - Quel serait le rôle des écrivains, des intellectuels pour imposer le changement ? Les écrivains, les intellectuels, les artistes n'ont aucun pouvoir. Je ne crois pas à la possibilité qu'ils peuvent jouer un rôle. Par contre, il appartient aux hommes politiques honnêtes de jouer leur rôle, surtout ceux qui ont la capacité de faire des choses - Le jeune auteur algérien Kamel Daoud a été sélectionné pour le prix Goncourt en France pour son roman Meursault, contre-enquête. C'est la première fois qu'un écrivain algérien arrive à ce stade. Vous en pensez quoi ? Il n'a pas eu le prix, c'est l'essentiel. Ne restera que celui qui a décroché le prix (le Goncourt 2014 a été attribué à la Française Lydie Salvayre pour son roman Pas pleurer). Le lauréat vendra 500 000 exemplaires de son livre. Kamel Daoud ne vendra pas 500 000 exemplaires ni même 5000. La différence qui existe entre moi et Kamel Daoud est que Kamel, que je connais bien, n'a pas de conscience politique douloureuse. Dans les années 1970, on m'a proposé au Goncourt et au Renaudot. Dans les années 1980, mon nom a été proposé au Nobel. Mais je savais que je n'allais pas obtenir le prix. Et j'étais prêt à le refuser, comme l'a fait Sartre pour le Nobel. Je n'aurai jamais le Nobel parce que j'ai une langue acérée. Mes positions politiques ne sont pas acceptées. Je ne suis pas politiquement correct. En règle générale, le Nobel est donné à un anticommuniste. Moi, je suis communiste. C'est donc là la différence. Kamel Daoud n'est rien. Il écrit de belles chroniques. L'idée de Meursault, contre enquête est une bonne idée. Kamel défend Albert Camus. Moi, je ne défends pas Camus. Camus est un grand écrivain, mais il n'est pas Algérien. Aussi bien dans le livre de Kamel Daoud que dans celui de Salim Bachi (Le dernier été d'un jeune homme, paru chez Barzakh), Camus est considéré comme un Algérien, aussi algérien que vous et moi. Camus est pied-noir… - Donc, la controverse est toujours là… Je suis un grand lecteur de Camus et grand admirateur de son écriture. Mais Camus n'est pas algérien, il est mort avec la nationalité française. En pleine guerre d'Algérie, il y a eu une correspondance entre Camus et René Char (poète français), où une incroyable haine était exprimée à l'égard de l'Algérie. Les deux hommes craignaient l'indépendance de l'Algérie. Cette correspondance a été publiée dans un livre publié cette année par Gallimard en France. J'ai écrit un article pour un journal suisse dans lequel je montrais comment Camus qualifiait Sartre de traître qu'il fallait fusiller parce que Sartre défendait l'indépendance de l'Algérie. Le journal suisse m'a demandé de supprimer le passage relatif à ce qu'a écrit Camus à Char. Il y a eu entre les deux écrivains au moins une trentaine de lettres où ils exprimaient une violence anti-algérienne, anti-indépendance de l'Algérie - Kamel Daoud dit qu'Albert Camus interroge le monde... Oui, c'est vrai. J'aime la première partie du roman L'Etranger puisque la deuxième partie est ratée, à mon sens. Je n'aime pas le roman La peste, raté complètement, mais La Chute» (paru en 1956) est un très beau texte philosophique qui interpelle le monde. Albert Camus est grand parce qu'il interpelle la douleur du monde. On aurait aimé qu'il soit algérien ! - Lorsque vous lisez ce qui s'écrit en Algérie actuellement en matière littéraire, vous en pensez quoi ? Nous avons de bons auteurs avec des idées formidables et des thématiques rares, complexes et courageuses. Cependant, il existe un problème de structuration du texte, du développement du roman. Il y a des petites faiblesses. Par contre, j'estime qu'il y a d'excellents poètes dans les deux langues. Il y a une qualité au niveau de la poésie qui n'existe pas dans le roman. Chez certains auteurs, il existe une autocensure. Maintenant, c'est un point de vue subjectif. Je ne suis pas un bon juge dans la mesure où j'écris moi-même des romans. - Actuellement, on évoque la possibilité de lancer un grand prix littéraire en Algérie. Etes-vous favorable à ce projet ? Oui, bien sûr. Dans tous les pays du monde, des plus grands au plus petits, il existe un ou plusieurs prix littéraires. J'ai déjà eu une dizaine de prix internationaux, mais je n'ai obtenu aucun prix algérien ! Pourquoi ? J'aimerais bien recevoir un prix dans mon pays. Au lieu de gaspiller de l'argent dans certains projets, autant utiliser ces fonds pour créer des prix de qualité. L'Algérie a créé à un moment donné un prix qui a été attribué à Mohammed Dib, puis plus rien, fini ! Il existe des prix pour tous les arts ou presque, mais pas pour la littérature. La raison est évidemment politique.