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«Il y a une forme d'idéalisation des changements au Maghreb» Gérard Prévost. Maître de conférences, socioanthropologue à l'université Paris 8, spécialiste des mouvements sociaux au Maghreb
-Printemps arabe, révolte arabe, révolution arabe, mutations arabes… Pourquoi cette inflation d'appellations ? A-t-on du mal à catégoriser ces événements ? Je n'aime pas trop ces concepts. Surtout pas «mutations arabes» parce que cela a une connotation génitico-darwinienne. J'observe qu'il y a des sociétés arabes où l'on trouve aussi des gens qui ne sont pas Arabes, à savoir les Berbères, par exemple. Il y a, par ailleurs, des musulmans et des chrétiens. Ma conviction est que le Monde arabe est une illusion parce qu'il y a une telle diversité de situations sociopolitiques et d'histoires qu'il serait inexact d'imposer cette appellation. Il n'y a pas non plus de Maghreb, de mon point de vue. Il n'existe qu'en Europe. Ici, on parle plutôt du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie comme des Etats nationaux. Ceci étant dit, moi qui suis chercheur et plutôt théoricien, je cherche à fabriquer des concepts qui nous renvoient à la réalité, et qu'on ne soit pas dans l'illusion et la fétichisation des mouvements sociaux au Maghreb. Il serait tellement facile de dire : ça y est, la démocratie arrive dans cette région. Force est de constater, aujourd'hui, que ces «révolutions» ne changent pas grand-chose. Elles changent en apparence en modifiant les Constitutions, comme ce fut le cas au Maroc, où ils ont changé quelques articles mais on est revenu à la case départ. Tout le monde le dit, parmi les intellectuels surtout, que rien n'a vraiment changé au Maroc. Pour la Tunisie non plus, ça n'a pas fondamentalement changé. La Constitution a certes introduit des clauses qui desserrent les verrous sur la société et permettent de libéraliser les processus où les gens peuvent s'insérer pour créer, inventer, monter des activités économiques. Mais dans la réalité, le pouvoir ancien est toujours là. -Même avec Béji Caïd Essebsi qui passe pour être un moderniste… Indépendamment de l'homme, qui est peut être un homme bien, je ne le connais pas personnellement. Mais il a incontestablement «mouillé» dans tout ce qu'a fait le régime Ben Ali auquel il appartenait. Jusqu'à quel point ? Je ne le sais pas. Cependant, avec Essebsi, c'est le retour d'une certaine conception de l'Etat. Ce qui m'amène à dire que cette révolution n'a pas produit une transformation de la société. Et pas seulement en Tunisie. Partout dans cette région, où les mouvements sociaux se sont rebellés et ont remis en cause les régimes en place, on observe aujourd'hui que ces derniers se reconstituent. C'est ce que j'appelle la phase de recul après la phase de montée. Et dans ces phases de recul se reconstituent les anciennes équipes au pouvoir. En Egypte aussi, c'est du Moubarak sans Moubarak. Selon moi, il y a une forme d'idéalisation de ces changements qui nous empêche de voir que ce qui est en train de se reconstruire, aujourd'hui, est une reproduction de ce qu'il y avait avant, avec quelques adaptations induites par la mondialisation et l'influence de la diplomatie internationale, notamment celle des Américains et d'Israël. -Vous avez évoqué la «fausse exception algérienne». A quoi renvoie cette appréciation ? C'est un concept développé par mon collègue Aïssa Kadri que je reprends. Il prétend, et moi avec lui, que l'Algérie n'échappe pas à ce processus de changement, mais qu'il n'a pas les mêmes caractéristiques. C'est cela qu'on ne comprend pas ! Ce qui s'est passé au Maroc, en Tunisie et ce qui s'est passé ou se passe en Algérie n'est pas comparable du point de vue des formes d'apparition des mobilisations des groupes sociaux qui sont en mouvement. En Algérie, il y a des formes de contestation extrêmement fortes partout, mais cela ne transforme rien ! -Pourquoi, selon vous ? La question se pose encore pour nous, chercheurs. Le régime est certes fort du point de vue de sa capacité de répression. Mais on pourrait aussi émettre l'hypothèse que les populations sont détachées de l'Etat dans une sorte de fatalisme politique. Les Algériens ne sont pas prêts, pour le moment – parce que je ne pense pas que cela durera – à centraliser des luttes qui mettraient en danger le pouvoir politique. Mais c'est conjoncturel, c'est pour cela que nous parlons de fausse exception. Il ne faudrait donc pas penser que l'Algérie est absente ou exceptée d'un tel processus. Elle est dans le tunnel qui mène vers quelque chose comme cela. -Comment expliquez-vous l'incapacité de la classe politique à accrocher le peuple, à l'intéresser à cette exigence de changement, même si le pouvoir ne lui fait pas de cadeau, il est vrai ? Il y aura sans doute un dénouement, mais je ne sais pas sous quelle forme. Ce qui se met en place dans les pays dits du Printemps arabe, c'est un mouvement générationnel. Il englobe évidemment les trois pays du Maghreb et met en œuvre des projets de société qui ne sont pas encore formalisés et convenus, mais les processus vont tôt ou tard aboutir à des changements, surtout en termes de rapport entre l'Etat et la société. -Le processus est en marche. Maintenant, qu'est-ce qui bloque ? On peut citer cette chape de plomb imposée à la société et le lourd héritage de la décennie noire. Il y a aussi la faillite des élites… Oui, il y a carrément une absence du champ intellectuel. Ces élites ne nourrissent plus, par leurs recherches, leurs réflexions et leur production d'idées qui auraient pu nourrir les mouvements sociaux. -Ne pensez-vous pas qu'il y a une nette déconnexion de l'université avec la société en général et le milieu politique en particulier ? Absolument ! Le pouvoir a ses intellectuels organiques, qu'il a récupérés ces dernières années et qui se recrutent parmi les générations de l'indépendance. Cependant, toutes les sociétés connaissent cela. Mais ce mouvement générationnel au Maghreb, qui s'épuise, est celui du nationalisme. On est dans l'usure du nationalisme. Et cette usure ouvre toute une série de configurations et de perspectives, y compris de morcellement géographique et identitaire. Je ne sais pas ce que cela donnera. Mais les mouvements sociaux vont remettre en cause l'hégémonie opérée par un certain nombre de dirigeants. -Le modèle de transition politique tunisien est-il, d'après vous, transposable à l'Algérie ? Non, je ne le pense pas. Encore une fois, pour moi, le Maghreb en tant qu'entité n'existe pas. En sciences sociales, il n'y a pas de modèle, il y a que des processus sociaux aux effets imprévisibles. -Quid du rôle de la société civile dans l'amorce de ces changements ? Justement, il n'y a pas de société civile au sens progressiste du terme dans ces pays, ou si peu. Ce sont des sociétés civiles insérées dans des dispositifs institutionnels et étatiques qui organisent la vie dans un pays donné. La société civile est censée être autonome, or cela n'existe pas. Il peut y avoir des marges d'autonomie, mais ce n'est pas durable.