Leïla Sebbar a porté à son terme un travail de longue haleine qui consistait à rapporter comme un écho à plusieurs voix, des paroles d'enfants français dans la période difficile en Algérie de la guerre de Libération nationale. Lyon De notre correspondant Le livre L'enfance des Français d'Algérie avant 1962* regroupe des paroles sans acrimonie ni violence, ni amertume d'hommes et de femmes de lettres, que Leïla Sebbar nomme joliment les «gens du livre». Ils n'étaient alors que des enfants : «Je crois être à bonne distance d'une communauté et de l'autre, pour être née française en Algérie d'un père ‘‘indigène musulman'', instituteur, et d'une mère ‘‘française de France''», écrit-elle en préface. Elle leur rend hommage, «forte de la tolérance, de la curiosité du monde et de l'Autre, différent jamais inférieur, et immunisée contre les passions meurtrières, comme les auteurs avec lesquels j'ai collaboré des années durant.» Où donc habitaient-ils ? Sinon dans un pays intitulé «Enfance», qui possède comme seules frontières celles que les adultes érigent. A la lecture de courtes contributions, on ne découvre pas de grands discours ici, ni de points de vue complexes sur la colonisation-décolonisation, mais simplement des mots juvéniles prononcés avec le recul par des adultes devenus, cinquante ou soixante ans après le ressenti de la première jeunesse. «Ils ont quitté l'Algérie. Le pays natal ? Ils ont quitté la terre des ancêtres. Une sorte d'exode. Il fallait traverser la mer pour aller de l'autre côté. Territoire inconnu souvent, étranger. Séduction, répulsion. Ils ont quitté l'enfance. Une enfance heureuse. Jusqu'au jour où...» Ce sont les premiers mots de Leïla Sebbar, nourris rapidement dans les pages suivantes par les expressions semences de témoignages sincères. Comme celui de Nora Aceval, fille d'un Espagnol et d'une Algérienne qui dit la déchirure : «Nous dûmes apprendre à survivre entres les fusils, les couteaux et les mots, plus assassins que les êtres vivants.» Ou ces mots définitifs qui concluent le bref texte d'Alain Amato : «Alors, Constantine effaça ses Français». Joëlle Bahloul (de Diar Essaâda-Alger) se confie et on devine sa tristesse : «Nous n'étions pas moins autochtones que les Arabes et les Kabyles, nous les Juifs de ce pays depuis des siècles (…). A la lumière du souvenir de mon enfance, l'état de Française d'Algérie est aussi pour moi synonyme de départ, de déracinement, d'arrachement, mais sans l'angoisse qui, chez beaucoup, va de pair (…). La ville d'Alger était d'un côté ma ville natale, de l'autre le bateau qui m'éloignait d'elle. Elle le reste aujourd'hui dans ma mémoire» Pour Simone Balazard (Alger), «je n'aurais jamais connu l'Algérie heureuse (…)». Elle parle de celle contée par ses ancêtres. «Quoi qu'il en soit, ma vie durant, c'est la clarté de ma ville, la beauté de son site, la gentillesse de ses habitants, la simplicité des rapports humains, la nécessité du partage qui m'ont tenu lieu de patrie.»Ceci dit, Jean-Pierre Castelani d'Alger révèle la réalité, racontant «son Algérie qu'on disait française, mais qui était surtout coloniale». Il retrouve les mots que partagent tous ceux qui aiment l'Algérie, comme si le fluide magique se transmettait dans l'air de la capitale : «Bien plus tenaces et vivaces sont les traces sensuelles qu'a laissées en moi Alger la blanche, l'enchanteresse, l'enivrante, la métisse.» Et plus loin, «Je buvais la chaleur, un sentiment de plénitude m'envahissait.» Cette puissance mystique de l'Algérie qui est toujours présente malgré les vicissitudes de l'époque, les contributeurs la retrouvent dans leur regard d'enfant : «Le paradis, je vous dis !», comme termine son texte Jeanine de la Hogue (Aïn Témouchent-Tizi Ouzou). Ou Alain Ferry, d'El Kous (Annaba) qui nous assène le quasi définitif : «On n'échappe pas à son enfance». Tous les textes ont cette saveur qui nous porte à aimer cette terre qui a porté des gens aussi différents les uns des autres, mais avec le même sentiment ineffable de profondeur humaine. Pour Jacques Frémaux (Alger), «Toute enfance est une patrie perdue», lui qui retrouva l'Algérie beaucoup plus tard, adulte, par l'histoire : «J'ai essayé de rassembler des morceaux de table fracassée». Ce à quoi ajoute Jean-Jacques Gonzalès (Oran) : «Il se trouve que ma prime jeunesse a coïncidé exactement avec la guerre qui nous a chassés». «La guerre a tout envahi au point d'enfouir une enfance dont j'ai quelquefois douté qu'elle eut vraiment lieu». Lui aussi se rappelle le point commun de tous : «Le signe irrécusable de la vérité de la mer, les pierres brûlantes sous les pieds». Citera-t-on Georges Morin (Constantine) pour conclure et ouvrir des espaces infinis. Avouant le «coup de bistouri» qui le sépara de son Algérie : «Je n'ai pas trouvé d'autre remède à ce déchirement que cette persévérance obstinée à recoudre (…) tous les liens possibles entre ces deux parties de moi-même que sont l'Algérie et la France.»
* L'enfance des Français d'Algérie avant 1962, textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Editions Bleu autour, Saint-Pourçain-sur-Sioule, janvier 2015.