Le Soir d�Alg�rie : En tant qu��crivaine, vous semblez vous situer sur une faille � � moins que ce ne soit une passerelle �, celle du rapport franco-alg�rien. Double culture, double appartenance. Richesse ou blessure ? Le�la Sebbar : Je me situerais plut�t au croisement de l�Occident avec l�Orient, l�Afrique, l�Asie, pour �tre plus pr�cise l�Europe, dont la France, et ses anciennes colonies avec toutes les migrations, les exils que cela suppose et la complexit� des rapports dominants/domin�s , aujourd�hui encore. Bien s�r, l�Alg�rie, mon pays natal, le pays de mon p�re a la pr�f�rence. Double appartenance, oui, double culture, non. Mon p�re ne m�a pas donn� son histoire, sa religion, sa langue. J�ai d�, et c�est pour cette raison que j��cris, conqu�rir ces savoirs, seule, avec les armes intellectuelles que m�ont donn�es mes p�re et m�re, instituteurs la�ques, gens du livre profane. L�un des livres les plus importants qui composent votre autobiographie est Je ne parle pas la langue de mon p�re. Cette langue que vous ne parlez pas n�est-elle pas plut�t celle de l��motion ? L�arabe, la langue de mon p�re que je ne parle pas, que je ne veux pas apprendre comme un simple instrument de communication, cette langue que j�aime entendre sans la comprendre, la langue des femmes arabes alg�riennes, peu nombreuses, de ma courte vie dans l�Alg�rie fran�aise et coloniale, oui, c�est la langue de l��motion. Sans elle, absente mais profonde en moi, je n�aurais pas �crit parce que c�est l�exil de la langue de mon p�re qui me fait �crire. Vous �tes une �crivaine plut�t prolixe avec un ou deux livres par an. Qu�est-ce qui vous d�mange dans l��criture ? La publication correspond au rythme de l��dition plus qu�� celui de l��criture. Ce qui est publi� durant la m�me ann�e n�a pas �t� toujours �crit la m�me ann�e. J��cris dans des genres litt�raires diff�rents, ce qui me permet de publier chez des �diteurs diff�rents et � un rythme qui fait croire � une prolixit� qui n�est pas la mienne. Je ne travaille pas au m�me rythme pour un livre collectif d�in�dits sur un th�me que je choisis, qui m�int�resse et qui int�resse aussi d�autres �crivains, que je dirige et auquel je collabore (un � deux ans de travail avant publication) pour un recueil de nouvelles, th�matique ou non, pour un roman ou un r�cit autobiographique. Vous �tes �galement une organisatrice. Vous avez coordonn� plusieurs ouvrages collectifs. A quel besoin correspond ce partage des �critures ? Ces livres collectifs d�in�dits d��crivains (je m�adresse toujours � des �crivains parce que je pense qu�un r�cit autobiographique peut avoir une forme litt�raire et c�est ce que je souhaite, pas seulement du t�moignage � l��tat brut) m�int�ressent parce qu�ils explorent une histoire commune � divers �crivains, une histoire d�exil dedans et dehors. Ces r�cits constituent � la fois une m�moire, une histoire singuli�re et collective qui peuvent servir � �clairer l�Histoire. M�ler l�intime et le politique, c�est ce que je fais depuis que j��cris et c�est ce que j�aime faire avec d�autres qui sont, en quelque sorte, mes compagnes dans ces aventures particuli�res. Vous semblez �tre particuli�rement int�ress�e par le langage de la photo puisque vous avez particip� � la publication de livres de photos de femmes alg�riennes. Quel message souhaitez-vous faire passer � travers ces photos de femmes ? C�est l�image qui m�int�resse (photos, peinture, dessins�). Parce qu�elle est � la fois repr�sentation et trace. J�ai v�cu ma vie alg�rienne (enfance, adolescence, s�par�e du r�el imm�diat), j�ai pass� les ann�es de la guerre en internat derri�re de hauts murs aveugles� C�est comme si j�avais �t� voil�e. Mais un voile qui laisse un �il ouvert comme l��il d�une cam�ra, d�autant plus agile et aigu qu�il doit para�tre indiff�rent. C�est vrai que les femmes occupent une place privil�gi�e � l�image, les images qui m�inspirent sont habit�es par des femmes, des femmes enferm�es, des femmes en exode avec des enfants (photos de guerre que je d�coupe dans la presse), des femmes voil�es, j�aime les femmes voil�es (comme romanci�re, pas comme citoyenne�), elles me bouleversent toujours. Le th�me de la femme, et plus particuli�rement de la femme souffrante, est central dans votre �uvre. Est-ce que, selon vous, la souffrance fait partie int�grante de la situation faite aux femmes dans les pays du Maghreb ? Ce n�est pas du tout �la femme souffrante� qui m�int�resse. Les femmes que je mets en sc�ne sont des femmes en r�volte, en r�sistance (bien s�r contre ce qu�elles subissent, o� qu�elles se trouvent, au Maghreb ou ailleurs). La violence occupe une place importante dans mes histoires : violence coloniale, violence des guerres, violences domestiques et familiales, les femmes et les jeunes filles cherchent � �chapper � ce qui les contraint � la r�signation, la soumission� La fugue dans mes nouvelles et romans est l�une des formes de ces transgressions multiples qui s�expriment en actes ou en paroles. J�aime les rebelles, je leur donne la meilleure place dans mes livres, hommes, femmes, enfants. Dans votre dernier livre, Les femmes au bain , vous poursuivez la d�fense et l�illustration de la cause des femmes. Vous poussez la porte d�un lieu interdit : le hammam. D�voilement, purification. Le hammam est-il encore aujourd�hui le lieu de l�intimit� f�minine ? Les femmes au bain, �bain turc�, �bain maure�, �hammam�, le m�me lieu o� se �purifient� les femmes entre elles, c�t� corps, c�t� esprit par la libert� des mots. C�est pour moi un lieu � la fois symbolique et r�el, n�cessaire aux femmes, toutes les femmes. La surveillance patriarcale, sociale, familiale ne s�exerce plus aussi directement (il y a bien quelques vieilles femmes qui veillent � la morale, mais�). Les femmes parlent et se parlent. Sans r�serve, en confiance. Elles disent leurs r�veries, leurs col�res, des secrets dans l�intimit� qu�elles partagent quelques heures durant. Elles se racontent des histoires, vraies ou fausses. Les fables et les contes servent � l�initiation des plus jeunes, attentives aux mots des femmes, m�res, �pouses, amantes, savantes ou illettr�es, aventuri�res ou s�dentaires. Elles �coutent la sc�ne du monde racont� par les femmes, aujourd�hui encore. J�en suis convaincue, bien que je n�aille pas au hammam. Propos recueillis par Bachir Aggour �Les femmes au bain� (*) L��criture de Le�la Sebbar est envo�tante. Sans doute parce qu�elle est proche du c�ur, des mots simples, nets, vifs, un peu �corch�s comme le sont les femmes dont les r�ves et les plaintes couvrent les pages de ses �uvres. Dans Le Bain des femmes, son dernier roman paru chez Bleu autour, elle nous convie � l��coute de l�intime suintant dans la chaleur moite du hammam. Mots et maux de femmes s��gr�nent comme une litanie, tant�t par la bouche de la Bien-aim�e, tant�t par celle de l�Etranger de sang, l�amant emprisonn� sur ordre des fr�res de l�amoureuse. L��criture est gourmande, fluide et bavarde telle la parole de ces femmes qui parlent toutes � la fois, lib�r�es du carcan de l�autorit� des m�les. Les histoires se chevauchent, s�entrecroisent comme dans les souvenirs o� se m�lent le v�cu individuel et les bribes de m�moire collective. De qui parlent-elles ? �Des hommes, �poux, amants (oui amants), p�res et fr�res qui ont d�tourn� l�h�ritage des absents, des s�urs d�biles, des veuves et des orphelins�� Les personnages se bousculent, femmes jeunes ou vieilles, savantes ou illettr�es, folles ou sages, vierges ou courtisanes, saintes ou p�cheresses, orphelines ou filles aim�es, esclaves ou ma�tresses, conteuses, voyantes, saltimbanques, mar�tres� Elles parlent d�amour illicite, adult�re ou saphique, d�amour sublim� ou charnel. Elles questionnent : �Pourquoi cherchent-ils � punir la femme, pour sa beaut� de femme et sa puissance de m�re ? Une haine qui vient de si loin avec une telle force, pourquoi ? (�) Pourquoi cette nuit de noces et de sang, terreur et malheur ?...� Entre rires, chuchotements et confidences, les images du chaos des �ann�es maudites� sont pr�gnantes : �ces hommes-l� ont interdit les bains, douceur et volupt�, les femmes doivent souffrir depuis la naissance jusqu�� la mort, non pas au service de Dieu, au service des hommes, p�re, fr�re, mari (�) au nom d�un Dieu que je ne reconnais pas, il a br�l� les �mes, arr�t� les mots et les vers, d�capit� les corps des r�sistants et des r�sistantes, �ventr�, �gorg�. (�) ils sont n�s de femmes et ils ne sont pas humains.� Ce roman est un hymne � la libert�, un long chant de r�sistance � la n�gation de l�amour. Le�la Sebbar n�a oubli� ni la langue ni la culture de son p�re, qui la rattachent l�une et l�autre � cette longue lign�e de femmes rebelles, illustres ou anonymes. Meriem Nour * Les Femmes au bain, Le�la Sebbar, Ed. Bleu autour, sept. 2006
Bio-bibliographie de Le�la Sebbar Le�la Sebbar est n�e � Aflou, d'un p�re alg�rien et d'une m�re fran�aise, instituteurs. En 1957, son p�re est arr�t� par l�arm�e fran�aise et incarc�r� � Orl�ansville (aujourd�hui Chlef) durant plusieurs mois. Ses p�re et m�re vivent en Alg�rie jusqu�en 1968, puis � Nice. Le�la Sebbar, apr�s une ann�e en classe pr�paratoire (Hypokh�gne) au lyc�e Bugeaud d�Alger, quitte l�Alg�rie en 1961. Elle poursuit des �tudes sup�rieures de lettres � l�universit� d�Aix-en-Provence o� elle passe deux ann�es au cours desquelles elle cr�e, avec des amis �tudiants, la premi�re cin�math�que. En 1963, elle s�installe � Paris, o� elle vit aujourd�hui. Dipl�m�e de l�Education nationale, elle enseigne la litt�rature fran�aise tout en poursuivant son travail de recherche. Derniers ouvrages parus C'�tait leur France, en Alg�rie, avant l'ind�pendance, textes in�dits recueillis par Le�la Sebbar, Gallimard, 2007. Le Ravin de la femme sauvage, Editions Thierry Magnier, 2007. Mon p�re, textes in�dits recueillis par Le�la Sebbar, Editions Ch�vre-feuille �toil�e, 2007. Le�la Sebbar, Emma Belhaj Yahia, Ma�ssa Bey, Rajae Benchemsi, C�cile Oumhani. A cinq mains, Elyzad, 2007. Les Femmes au bain, Bleu autour, Collection d'un Lieu l'autre, 2006. L�Habit vert, Editions Thierry Magnier,2006. Amours rebelles, Bey, Ma�ssa, Sebbar, Le�la, Traversac, Behja, Ch�vre-feuille �toil�e, 2005. Val-Nord, fragments de banlieue, texte de Le�la Sebbar, photographies de Gilles Larvor, Stock, 1984, Editions Thierry Magnier, 2005. Alg�riens fr�res de sang: Jean S�nac, lieux de m�moire, Photographies de Yves Jeanmougin, texte de Le�la Sebbar, M�tamorphoses, 2005. Parle mon fils, parle � ta m�re, Stock, 1984, Editions Thierry Magnier, 2005. Journal de mes Alg�ries en France, Bleu autour, 2005. Isabelle l�Alg�rien. Nouvelles et r�cits du Magreb. Dessins de S�bastien Pignon, Al Manar, 2005. Zizou l'Alg�rien, �ditions ANEP, Alg�rie, 2005. Mes Alg�ries en France, Carnets de voyage Bleu autour, 2004.