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Quand les anciens «cobayes» veulent un statut de citoyens
In Salah. Des gerboises atomiques au gaz de schiste
Publié dans El Watan le 09 - 02 - 2015

«In Salah, sorrate Al Djazaïr (In Salah, nombril et cordon ombilical de l'Algérie).» Mohamed Didi, 45 ans, cultive avec amour les sept hectares qui lui sont octroyés à Barqa Sahel, la sebkha située au sud d'In Salah.
Des cultures maraîchères, céréalières, des oliviers, trois cents palmiers Aggaz, espèce endémique, fierté de la région, tout lui réussit en ces contrées qui furent autrefois partie intégrante de cette mer intérieure aujourd'hui disparue comme le furent d'ailleurs les forêts de chênes et de pins entourant In Salah (il y a plusieurs millions d'années) et dont il ne subsiste aujourd'hui que des amas de bois pétrifié à In Ghar. Anxieux, Didi implore Dieu et Ses Saints : «Je suis en première ligne en cas de contamination (de la nappe).»
Il est à 18 kilomètres des puits-test de gaz de schiste forés à Gour Mahmoud, dans ce bassin de l'Ahnet tout proche. «Pourvu que cette malédiction (gaz de schiste) ne pollue pas les hommes et la nappe. Regardez, dit-il en exhumant un conduit goutte-à-goutte de sous le sable, je n'ai même pas besoin de pompe, l'eau jaillit d'elle-même. A 2 m de profondeur de l'eau salée, à 11 m de l'eau douce en débit faible et à 38 m de l'eau à volonté.» Sous les pieds de Didi, l'Albien, la plus grande réserve d'eau douce au monde avec ses 50 000 milliards de mètres cubes.
Gour Mahmoud : à 35 km au sud d'In Salah. Mardi 20 janvier. Au point kilométrique de cette nationale 1 débaptisée Route de l'unité africaine, une piste quelconque bifurque vers les fameux puits au trésor enfermé dans le schiste de la roche mère. Rien ne présage l'existence des forages décriés, si ce n'est la valse des camions-citernes transportant de l'eau ou ces semi-remorques Mercedes acheminant du matériel et des produits de forage importés d'Italie et fonçant vers les puits dans un nuage de poussière.
Des panneaux anodins, montés sur de vulgaires madriers, indiquent sommairement la direction, et par abréviations, les noms et numéros de districts comme pour AHT 1 et 2 (puits Ahnet) ou GMD (pour Gour Mahmoud). Un camionneur, employé d'une filiale de Schlumberger, la multinationale américaine des services pétroliers (spécialisée entre autres dans la fracturation hydraulique), nous dépose non loin des forages.
Dans sa remorque, quelque 30 tonnes de ciment et des fûts de produits chimiques. Le site reçoit quelque 20 chargements du genre par semaine. En ville, les caravanes de semi-remorques qui y transitent, acheminant des containers de matériels, alimentent les supputations et la rumeur. Ici et là, on ne parle que de ces «additifs» dangereux pour la nappe, de ces produits chimiques que Schlumberger, Haliburton, Total, Partex… et autres grandes compagnies useraient durant la phase de la fracturation hydraulique. Sur site, un premier puits test est déjà réalisé.
La tête de puits à haute pression, le séparateur de boue-gaz et la torche allumée le confirment aisément. Un container et des caissons portant la marque Schlumberger et la mention «produits dangereux» trônent non loin des bourbiers, les bassins de décantation, recueillant les eaux de forage. Vides ou presque. A quelques centaines de mètres de là, le second puits est en cours de réalisation. «Vous n'avez pas d'autorisation, vous ne devez pas être ici», s'emporte un agent de sécurité. Les journalistes sont persona non grata. La plateforme de forage de l'ENTP (filiale de Sonatrach spécialisée dans les travaux de forage) est installée.
A pied d'œuvre. Les militaires qui couvent le site observent de leurs roulottes, presque indifférents, le remue-ménage. Les responsables du chantier exigent eux aussi un sauf-conduit express avant toute déclaration à la presse. Le forage est encore dans sa phase verticale, précise néanmoins un technicien de l'ENTP, et la foreuse a déjà traversé la première nappe albienne (le complexe terminal situé à 400 m de profondeur) et flirte avec le continental intercalaire, la seconde nappe enfouie à 2000 m de profondeur...
«Après, ça sera le drain horizontal», explique-t-il. «Il n'y a vraiment aucun risque sur l'aquifère, ajoute-t-il comme pour conjurer la rumeur. Et contrairement à ce qui se dit, les forages horizontaux n'atteignent pas une quinzaine de kilomètres mais à peine 900 m ; ils n'atteindront pas la ville et les produits utilisés durant les fracs ne causent ni la stérilité ni ne provoquent des avortements (…).» Autre prêche dans le désert ?
Le «Sud» à l'assaut de l'état «pompeur»
Samedi 27 décembre. A la tête d'une délégation officielle, Youcef Yousfi, le ministre de l'Energie, allume la première torche de gaz de schiste dans le bassin de l'Ahnet Gourara. Un petit pas pour l'homme et son Etat «pompeur», un affront pour le «peuple» d'In Salah.
Le cortège de 4x4 fumés, payés par l'argent du gaz et du pétrole, ne s'arrêtera pas en ville. Un aller-retour simple : aéroport Krim Belkacem/forage de Gour Mahmoud.
Sahat Essoumoud. Il est 20h passées ce mercredi 21 janvier, et la «place de la Résistance», baptisée ainsi par les manifestants antigaz de schiste, est en ébullition. un climat de pré-émeute plombe les lieux et l'ambiance. «Tassiid, tassiid» (escalade, escalade), clament les dizaines de protestataires campant depuis vingt et un jours à même l'esplanade de la daïra d'In Salah. Abdelmalek Sellal, le Premier ministre, venait tout juste de faire son speech à la télé, annonçant la poursuite des forages exploratoires «dans l'Ahnet», pulvérisant les attentes des populations du Sud quand à un renoncement officiel et définitif à l'aventure du non-conventionnel.
De la désillusion, de l'abattement. De la colère. La placette change de physionomie et le bivouac – une dizaine de tentes dont une expressément réservée à alimenter la blogosphère et les réseaux sociaux – perd de son ambiance bon enfant. Les mots de Sellal ont fait des fracs dans le bloc des «22» délégués du Collectif de la société civile d'In Salah, créant un véritable le schisme entre pro et anti-radicalisation du mouvement de protestation.
Le conclave de ce collectif hétéroclite (médecins, enseignants, pétroliers, étudiants, ingénieurs, techniciens, chômeurs, etc.), le météorite ayant carbonisé la vieille garde et les «notabilités» de la région, s'est achevé en queue de poisson. Le lendemain, une nouvelle manifestation, regroupant plusieurs centaines de marcheurs, sillonne le semblant de ville, paralysée depuis plus de trois semaines. Les commerces, les administrations et services publics (exceptés Sonelgaz, hôpital…) ont fermé depuis le début du mois. Par solidarité, par peur et contrainte. Le distributeur de billets de la poste est mis en fonction de temps à autre.
Autrement, c'est à la poste de Fougarat Zoua, à 50 km au nord-est d'In Salah, que certains se déplacent pour retirer de l'argent. Les renforts de police, huit charters remplis de CRS arrivés à In Salah, sont casés dans les nouveaux édifices publics non encore inaugurés. A la nouvelle maison de jeunes, à la station SNVI et autres. «Samidoun, samidoun», «La, la li l'ghaz sakhri, la», «Wihda, wihda watania (unité nationale», scandent les manifestants escortés par les Patrol de la police.
Après un week-end d'incertitude, de déchirement au sein du groupe de dirigeants du mouvement, de tractations non concluantes menées par l'intermédiaire du chef de daïra et du wali de Tamanrasset , arrivé à In Salah en début de semaine, la mobilisation reprend ses droits. Sans avoir perdu une once de son pacifisme resté un intact. Admirateur de la Grande âme, le Mahatma Gandhi, Mohamed Djouan, président de l'association Shems (pro-développement durable et énergie renouvelable), se dit convaincu que seule la lutte non-violente, «l'ahimsa», a droit de cité à Sahat Essoumoud.
Shems (Sun and power, son pendant web) a défrayé la chronique par sa capacité à mobiliser, elle dont la création, en 2009, coïncidait avec le méga projet allemand Desertec (400 milliards d'euros destinés à fournir l'Europe en électricité à partir de plateformes solaires et éoliennes) et dont la région d'In Salah devrait être un des pivots pour plus de 350 sociétés spécialisées.
Raisins de la colère
Dimanche. Après la manif' de «remobilisation» et autour de l'auberge de jeunes à l'architecture recherchée, et dominant la place de la daïra, les figures du mouvement partent en interminables palabres ou donnent des interviews aux nombreux médias nationaux et étrangers peuplant Meidan Echaref (place de la Dignité). Les Abdelkader Bouhafs, Mohamed Azzaoui, Khadir Maghili, Chaouidi Abderrahmane (et autres pétroliers, cadres à Sonatrach), Mohamed Djouan, Dr Azzi…), les Hassina Zegzag Fatiha Touni, figures féminines de la protesta …etc émergent des foules d'hommes et de femmes de tous âges, enfants déscolarisés, jeunes et vieux en sit-in permanent depuis plus de trois semaines.
Sur des tapis déroulés à même le trottoir du bâtiment officiel livré par ses fonctionnaires et tagué de banderoles. «La wilaya, la Tanmira, In Salah hia Dahia (Nous ne voulons ni le statut de wilaya, ni developpement parce qu'In Salah en sera la victime).» Une citerne d'eau alimente une tente de brics et de brocs, la cuisine de campagne. En face, sur la petite Gara servant de placette, d'autres tentes, une dizaine, et des petits groupes de jeunes et vieux issus du chef-lieu ou venus des communes, localités et wilaya alentours : d'Adrar, Ouargla, Igosten, Fougart Zoua, Fougart El Arab, In Ghar…, se relayant jour et nuit.
«Nous avons été mordus une fois, il n'en sera pas question d'une deuxième.» Abdelkrim Ba Aâllal, membre du «groupe des 22» délégués de la société civile fait référence au captage et la réinjection du CO2 effectué en opération pilote par la joint-venture «In Salah Gaz». «Début 2000, raconte-t-il, des experts de la compagnie In Salah Gaz (BP, Sonatrach, Statoil) nous annonçaient qu'ils allaient faire du stockage de monoxyde de carbone dans le sous-sol (à Khechba, Tigantour), prétendant que la compagnie avait tous les moyens, la technologie, l'imagerie satellite, la 3D, la 4D.
En dépit des mises en garde des experts algériens quant au risque de pollution de l'aquifère, la compagnie persistait qu'il n'y avait aucun risque. Nous, on s'est dit qu'il s'agit d'abord de Sonatrach, entreprise nationale, qui maîtrise la technologie et qui plus est a un partenaire étranger qui a de l'expérience. Après dix ans, on apprend qu'il y avait une fuite importante de CO2 et que le réservoir n'était pas aussi isolé et étanche que prétendu.»
Outre un soulèvement progressif des terrains (une surrection de 5 mm/an, atteignant un cumul de 10 à 20 mm, sur une zone de 4x5 km légèrement excentrée par rapport aux puits d'injection), une fuite a été constatée le long d'un puits et a fait l'objet de mesures correctives, notait un rapport d'étude (mai 2013) de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris), institut français. Les mouvements de la surface du sol ont été mis en évidence par surveillance satellitaire, confirmés par modélisation.
Le réservoir d'injection s'étend sur 20 x 8 km et se trouve à 1880 m de profondeur. Il est équipé de 5 puits de production de gaz naturel et de 3 puits d'injection de CO2 au débit de 0,8 -1,2 Mt/an pour une surpression de 10 MPa. La masse totale injectée depuis 2004 est de 3 Mt. «Il est probable, précise le rapport, qu'avant cette montée progressive des terrains, une baisse ait eu lieu dans les années précédentes du fait de l'extraction de gaz, mais nous ne disposons pas d'information sur ce point. Il est également fort probable que ces effets soient sans gravité, car progressifs et répartis sur une grande surface.»
Essais Gerboises, expérimentation gaz de schiste
Mohamed Bourezeg, ancien «pétrolier» à la retraite, ne compte plus les atteintes à l'environnement et à «l'homme d'In Salah» par cette industrie gazière cinquantenaire et ce depuis le «premier puits de gaz foré à In Salah à la fin des années 1950». A Hassi Moumen, à 35 km au nord, dans le nouveau champs gazier, ce fut l'autre alerte écologique, l'autre précédent, l'énième en ces terres d'expérimentation et «d'opérations pilote» pour les multinationales.
Sonatrach et ses partenaires auraient procédé à la réinjection de l'eau extraite, par déshydrations, à partir du gaz humide, contaminée par des produits chimiques, dans un réservoir de 1400 m de profondeur. Contaminer la nappe signifie extermination de la population, rappelle Bourezeg. «Toutes proportions gardées, cette histoire de gaz de schiste s'inscrit dans la même lignée des bombes atomiques françaises (lesdits essais Gerboises, ndlr), à Regganne (à 250 km à l'ouest) et In Ekker (au sud).
Les déchets nucléaires sont à ce jour abandonnés en pleine nature et les séquelles des explosions se font encore sentir», rappelle-t-il non sans ironie. «Sauf qu'hier c'était le colonisateur et aujourd'hui c'est l'Etat qui veut se remplir les poches au risque de nous exterminer.» Point zéro. Reganne. A 260 km à l'ouest d'In Salah. 13 février 1960, 7h40. A Houmoudia, à 60 km au sud de Reggane, la première bombe atomique française déchire le ciel et les entrailles du Tanzrouft.
Suspendus à une tour de 100 mètres de hauteur, 70 kilotonnes de la bombe au plutonium (4 fois la bombe d'Hiroshima) irradient — pour 24 000 ans — ces portions du vieux monde. «Les toits des onze grands ksour se sont soulevés et les vétérans racontent que Reggane ressemblait, ce jour-là, à une bouteille tellement la pression et le souffle étaient insupportables», relate Hamel Amar, président de l'association locale 13 Février 60 des victimes des explosions nucléaires. SNP, un sans- nom-patronymique, son père était parmi les «employés» indigènes, cobayes de première, de la «12e compagnie» qui a installé ses quartiers à Reggane.
Dans l'hôpital de la ville, le Dr Oussidhoum Mustapha, 25 ans de médecine interne, «chouchou» de la population, observe mieux que quiconque les effets des explosions atomiques. «Même si à ce jour, on a pas établi un lien direct, car aucune étude sérieuse sur ceux-ci n'a été initié par les pouvoirs publics. Vous n'avez qu'à consulter le fichier de la commune et vous serez édifié par le nombre d'handicapés physiques et mentaux», indique-t-il. Nombre de maladies, comme le cancer, restent sous-diagnostiquées pour défaut de moyens. Ironie de l'histoire : l'hôpital ne dispose ni de scanner ni des spécialistes permettant ce diagnostic.


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