C'est au bout d'une piste difficile qui grimpe sur des montagnes enveloppées de nuages et slalome au-dessus de quebradas, vertigineux précipices. En bas, le Rio Grande, qui coule des jours heureux au milieu de champs de maïs récupérés par de pauvres paysans après la réforme agraire. La Higuera est un village entièrement consacré au culte de l'homme. Une école, devenue un lieu d'exécution puis un musée. «Il s'est assis là», «a touché cette pierre», expliquent les habitants de ce petit village du fin fond de la Bolivie, où les maisons sont décorées de portraits peints du révolutionnaire. «Il s'est mis debout sur ce mur», en effet, Santo Ernesto comme on l'appelle à La Higuera, a tout d'un saint, et les endroits, fictifs ou réels, que le docteur Guevara a touchés sont marqués de croix blanches. Son aura de personnage sanctifié n'est pas la célèbre photo d'Alberto Korda au regard brûlant, mais son idéologie égalitariste, son combat pour les pauvres, sa radicalité et les derniers jours de sa vie en octobre 1967, véritable calvaire, où blessé, épuisé, affamé et surtout cerné par 4000 soldats boliviens entraînés par des militaires américains, il est capturé sous la supervision de la CIA. Son cadavre aux yeux grands ouverts exposé devant l'école le lendemain de sa capture a fini d'en faire un personnage religieux, d'autant qu'il est mort comme le Christ sous un figuier, en espagnol Higuera. «Respect ou peur chez ces pauvres Guaranis (groupe amérindien de la région), on le vénère, explique un médecin du coin, c'est aussi la crainte de la malédiction, car c'est un fermier du village qui a vendu le Che aux militaires.» Depuis, une bonne partie de ceux qui ont participé à son assassinat ont été à leur tour tués. La Ruta del Che, la route du Che, parcours mi-touristique mi-initiatique dans ces montagnes du sud de Valle Grande, à 200 kilomètres à l'est de Santa Cruz de la Sierra, capitale économique de la Bolivie. C'est la région de l'Oriente, l'Est, la « demi-luna », encore aujourd'hui aux velléités sécessionnistes, proche du Brésil et plus ou moins pro américaine, en rupture avec Evo Moralès, le président andin (1) réélu en octobre dernier. Le Che s'était retranché ici pour son dernier combat après l'ultime discours public qu'il a fait à Alger le 24 février 1965, formant les Sahraouis qui combattaient alors l'occupation espagnole et a mis en place les bases de ce qui allait devenir le Front Polisario. Au pied d'un figuier centenaire, il veille encore. Ce n'est pourtant qu'une image, le corps du guérillero n'est pas à La Higuera, au pied de cette stèle grandeur nature. Ni à Cuba ni ailleurs. Régulièrement, des fouilles sont lancées pour retrouver son corps. Sans résultat. Comme le Christ. Archéologie de l'Indien En entendant «La Higuera», il pleure. Daniel José Gutierrez est un archéologue bolivien, barbe fournie, lunettes et pipe à la Sous Commandant Marcos. A l'époque, la CIA avait exigé, comme preuve de la mort, ses mains. «Des mains coupées qui seront finalement récupérées par Cuba, après avoir été gardées sous le lit d'un ministre bolivien, Antonio Argedas, lui-même mort peu après dans l'explosion d'une bombe.» Selitch, chargé de faire disparaitre le corps, a été abattu, tout comme le chef d'état-major de l'époque, assassiné à Buenos Aires, le général commandant la région, exécuté par un inconnu à Paris, le général Quintanilla, assassiné à Berlin, et Barrientès, mort en 1969 dans un accident d'avion. Quant au médecin chargé de couper les mains du Che, il est mort, complètement fou. José n'est pas un archéologue comme les autres, il a lui-même participé à la malédiction du Che et adhéré à un groupe d'étudiants qui a organisé l'assassinat bien plus tard, à Santa Cruz, d'un autre protagoniste de l'histoire. Mais qui a tué le Che ? Le soldat Joaquin Zenteno, transformé en Mario Teran pour éviter justement les représailles, il se serait suicidé ensuite ou aurait changé plusieurs fois d'identité. José essuie ses larmes et se sert à boire, sans oublier d'en verser un peu sur le sol comme le veut la tradition indienne de la Pachamama. A l'opposé, José est contre le culte de Che, utilisé pour faire oublier ses idées. Guevariste convaincu, il n'a que faire du corps du guérilléro et est anti Moralès, même si le parti d'Evo, le MAS (mas veut dire «mieux» en espagnol) signifie Mouvemiento Al Socialismo «mouvement vers le socialisme», qui explique bien qu'il se dirige vers, mais n'est pas socialiste. «Encore moins guévariste», précise José, qui sourit de l'étrangeté d'une Bolivie, en tête des luttes sociales, mais pays où a été tué le Che, par des Boliviens. Moralès, qui possède une statue du Che dans son bureau, entièrement faite de feuilles de coca, reste néanmoins le premier indigène élu et sur fond d'offensive néolibérale, il relance le guévarisme tout en jouant l'étrangeté de la Bolivie, signant en mai dernier un contrat d'un an avec le club de football de 1re division de Santa Cruz justement (le Sport Boys Warnes, au nom très américain), devenant le premier président au monde footballeur professionnel. Le Che est peut-être un logo, un t-shirt, mais plusieurs livres sortent encore chaque année sur lui et ses idées, un farouche égalitarisme anti-impérialisme. L'histoire n'est pas terminée, Evo Moralès vient de convoquer le général Gary Salmon, célèbre pour avoir arrêté Che Guevara en 1967, accusé aujourd'hui de liens avec un des mercenaires boliviens, croates et irlandais, de fomenter une guerre civile et provoquer la sécession de la riche région de Santa Cruz. Le général ne s'est pas présenté au tribunal de Tarija. La malédiction continue ? Cap au sud, Tarija, ville à 700 kilomètres, collée à la frontière avec l'Argentine. Le pays du Che.