Ils ont été suspendus pour avoir dénoncé des «détournements» de fonds et des «fraudes» électorales dans leurs barreaux. Des avocats indignés, en attente de la commission de recours, critiquent la politique juridique en Algérie. «Il faut absolument restaurer le droit dans sa primauté et la justice dans sa dimension d'équité !», réclame Me Belkacem Naït Salah. L'avocat d'Oran et plus d'une centaine de ses confrères du même barreau, mais aussi à Blida, Sidi Bel Abbès et Mostaganem, ont été suspendus, certains même radiés, de leur barreau, pour avoir contesté les résultats de l'élection de leur bâtonnier et l'avoir accusé de «détournement de fonds» ou d'«abus de pouvoir». Impuissants face aux «foudres» du conseil de l'Ordre, ces avocats ne comptent plus les poursuites judiciaires lancées par les bâtonniers. Ceux qui se sont tournés vers la presse, afin d'exprimer leur indignation, ont fini par être radiés. Aujourd'hui, ils attendent toujours la création de la commission de recours auprès de la Cour suprême censée trancher ce genre de conflits dans un délai de deux mois. Ils désapprouvent le pouvoir de suspension acquis par les bâtonniers depuis l'adoption de la loi 13-07 régissant la profession et reprochent à l'Union nationale des barreaux algériens (UNBA) d'avoir «échoué» à rendre justice. «Alors que plusieurs avocats ont été sanctionnés par la justice à la suite de plaintes déposées par les bâtonniers, cette dernière reste insensible à toutes les plaintes déposées par les avocats. Aucun des bâtonniers n'a été condamné jusqu'à ce jour !», s'indigne Me Naït Salah qui s'interroge : «Pourquoi cette politique de deux poids, deux mesures ?» Pour ces avocats, cette situation illustre la «dégradation» de la justice qui exige «plus que jamais la séparation des pouvoirs». «Le pouvoir juridique doit être indépendant du pouvoir exécutif», exige Me Mohamed El Mir, suspendu puis radié, 28 ans d'exercice au barreau d'Oran. Me Naït Salah dresse aussi un bilan accablant. «L'incompétence, le cynisme, la corruption, les passe-droits, l'absence d'application des normes internationales concernant le procès équitable spécialement dans le cadre du respect de l'autonomie, de la neutralité de la justice et le droit à la défense : voilà tous les maux dont souffre la justice en Algérie», énumère-t-il. Recul Et d'ajouter : «Par leur mutisme, les avocats deviennent aussi responsables de leur propre situation. Malheureusement, c'est la cupidité qui règne dans le corps et non le droit à la défense.» Et les avocats tiennent le Conseil supérieur de la magistrature, à leurs yeux, «un appareil de l'Etat», en partie «responsable». Ils appellent à son autonomie afin d'assurer l'indépendance des juges et l'équité de la justice. «Le Conseil supérieur de la magistrature doit être élu et non désigné par le président de la République ! Il faut libérer les juges des pressions et des contraintes comme il faut faire de même pour les avocats en poussant les bâtonniers à prendre la responsabilité de leurs actes», exige encore Me Naït Salah. Me Abdelhak Benaïssa du barreau de Sidi Bel Abbès, lui aussi suspendu, adhère à la proposition de son collègue d'Oran : «Les juges doivent être indépendants, condition sine qua non pour qu'ils puissent réellement faire leur travail. Ils doivent aussi disposer de tous les moyens nécessaires et bénéficier d'une protection physique et juridique», suggère-t-il. Me Naït Salah émet une réserve. Pour lui, les juges ne doivent pas se sentir déresponsabiliser. «Les juges doivent aussi respecter les dispositions du code de la déontologie de la magistrature de 2007, exige-t-il. La magistrature doit garantir aux parties l'impartialité.» Les textes de lois ne sont pas eux aussi à l'abri des critiques : l'avocat oranais appelle à la révision de leur constitutionalité. «Il faut résoudre la problématique de la constitutionnalité des textes de loi par l'extension de la saisine du Conseil constitutionnel au premier président de la Cour suprême et à celui de l'Union nationale des barreaux», estime-t-il. Abdelkader Bendaoued, avocat et enseignant à l'université d'Oran, contextualise : «Il y a un grand recul par rapport aux acquis de la réforme de la justice en Algérie. La véritable crise reste pour moi celle de l'éthique et de la morale, regrette-t-il. Ce n'est pas seulement les textes qui entravent. Il faut réformer toute la justice pour mettre un terme à toutes les injustices dans notre pays.» Concernant, la Cour suprême et le Conseil d'Etat, Me Naït Salah suggère plus de dialogue entre les deux chambres: «Nous souhaitons l'élévation de la qualité des débats au niveau de ces deux hautes juridictions, gardiennes de la règle du droit par leur jurisprudence qui constitue l'une des sources du droit. Quant à la justice, elle doit s'éloigner de tout reproche et doit se résoudre au service de l'équité, condition préalable pour établir la confiance avec la société.» Suspension Son collègue, Me Abdelkader Bendaoued, lui, est suspendu depuis quatre ans déjà. «Tous nos recours déposés au niveau de la commission de recours de la Cour suprême n'ont pas été, jusque-là, pris en charge, se plaint un avocat suspendu en décembre 2014 avec cinq de ses collègues du barreau de Blida. La raison est simple. Les trois anciens juges qui devraient siéger dans ladite commission ne sont pas toujours installés.» Signe de désespoir ressenti par plusieurs avocats qui, dans leur majorité, préfèrent garder l'anonymat de peur d'être à nouveau convoqués par le conseil de l'Ordre. Certains d'entre eux, «étouffés», songent déjà à changer de métier. «Il n'y a rien à sauver. L'Algérie, à l'image de sa justice, ne cesse de dériver, s'emporte le même avocat de Blida. J'ai été injustement suspendu par le bâtonnier après plus de 15 ans de service pour avoir dénoncé les résultats de l'élection du barreau. Environ 1400 votants, dont la moitié, ont voté par procuration, ce que je considère très grave. Franchement, je commence vraiment à perdre tout espoir en ce pays.» L'ancien membre du conseil de l'Ordre de Mostaganem, Me Ahmed Sahraoui, radié lui aussi de son barreau où 15 avocats sont suspendus, appelle les bâtonnats à respecter la liberté d'expression. «Le conseil de l'Ordre me reproche mes déclarations à la presse. Il m'accuse d'atteinte à la stabilité du barreau pour le seul tort d'avoir dénoncé les résultats de l'élection et le système de procuration utilisé comme moyen de fraude dans les élections des différents barreaux.» Me Naït Salah tente d'expliquer son cas : «J'ai été suspendu par le bâtonnier, car j'ai osé le dénoncer. Il a encaissé des bons de caisse souscrits au nom de l'ordre sans la délibération du conseil !», s'indigne-t-il. Et de s'interroger : «L'instruction en matière criminelle n'est-elle pas obligatoire ? Pourquoi n'a-t-elle pas été appliquée dans le cas du bâtonnier d'Oran ?» Me Djamel Saker, du même bâtonnat, affirme qu'il a été radié du barreau sans avoir été consulté. Selon lui, la décision ne lui a toujours pas été notifiée mais son bureau demeure… fermé ! «Alors que c'est lui qui m'a exclu du corps des avocats, il ose encore dire que c'est moi qui en ai formulé la demande !», s'étonne-t-il. Me Abdelhak Benaïssa, candidat à la dernière élection du barreau de cette wilaya, dénonce la décision de sa suspension qui remonte à juillet 2014 : «L'assemblée générale électorale ne s'est même pas réunie et ma candidature n'a jamais été rendue publique. J'ai déposé mon recours auprès du Conseil d'Etat pour fraude et usage abusifs des procurations pendant l'élection, en vain, regrette-t-il. Et si j'ai été suspendu, c'est parce que j'ai demandé l'ouverture d'une enquête sur les fonds du bâtonnat et le financement fallacieux de l'école de l'avocat construite par… le bâtonnier.» Otage Pourtant, la loi 13-07 est claire là-dessus. Elle précise dans son article 85 que l'ordre du barreau a pour mission exclusive, «la préservation des intérêts des avocats relevant de sa compétence», ce qui n'est pas de l'avis des robes noires interrogées. Me El Mir, radié pour avoir contesté les résultats de l'élection du barreau d'Oran, appui la thèse de ses collègues : «L'ordre ne défend en réalité que les intérêts des bâtonniers qui ont pris en otage toute la corporation, lance-t-il. A Oran, c'est tout un système mafieux, instauré depuis plus de 12 ans, qui chapeaute le barreau !» Les recours déposés au niveau de la Cour suprême n'ont pas changé grand-chose. Les avocats sanctionnés déplorent cette situation et affirment avoir eu beaucoup de peine à trouver des avocats pour les défendre. Me Bendaoued revendique «le droit à la défense». Si les avocats de Tizi Ouzou ont pu défendre Me Benaissa dans l'affaire qui l'oppose à son bâtonnier, le seul avocat à avoir défendu les avocats suspendus d'Oran, Me Dabouz a fini par être interpellé par le bâtonnier d'Alger, qui lui a «suggéré» de «ne pas plaider» en leur faveur. Me Dabouz n'est revenu à la charge qu'après la dernière délibération du nouveau conseil de l'UNBA, en janvier, qui a donné droit aux avocats d'Oran de constituer n'importe quel avocat des 18 bâtonnats existants en Algérie. Rétroactif Cette situation révolte Me Naït Salah : «Les avocats ont peur, car les bâtonniers usent de leurs prérogatives pour suspendre tous ceux qui osent les défier.» Mohamed Boutaleb, avocat stagiaire à Oran, suspendu après deux mois du début de son stage décortique : «Mon stage a été interrompu par le bâtonnier pour avoir soutenu un rival à lui pendant la dernière élection du barreau. Mon maître stagiaire, qui est membre du bâtonnat, n'a rien pu faire de peur de contrarier les décisions du bâtonnier. Je suis toujours suspendu.» En Algérie, la plupart des bâtonniers ont déjà écoulé plus de trois mandats. La nouvelle loi les limite à deux sans effet rétroactif, ce qui a permis à beaucoup d'en briguer à nouveau. D'ici là, les avocats suspendus et radiés ne se posent qu'une seule question : vont-ils être rétablis dans leurs droits ou non ? Une question à laquelle seul le nouveau conseil de l'Union nationale des barreaux algériens, élu début décembre 2014, peut répondre. En attendant le début des travaux de la commission de recours, les avocats, suspendus et radiés, s'impatientent. Un avocat de Blida, convaincu que la «dégradation» de la justice nuit à l'image de l'avocat et de l'Algérien d'une manière générale, raconte l'expérience qu'il a vécue avec l'ambassade du Canada en Algérie. «J'ai demandé un visa de court séjour dans le but de voir si je pouvais m'y installer. Quelle fut ma surprise, quand ma demandé m'a été rejetée sous réserve que je n'avais pas fourni les garanties nécessaires pour revenir en Algérie, fulmine-t-il. Notre image est ternie par un système politique qui nous a clochardisés. Aujourd'hui, nous n'avons aucune valeur aux yeux de l'étranger.»