La fonction essentielle de l'école dans les pays démocratiques est étroitement associée à la reproduction sociale. Les décideurs américains, dans la sphère publique ou privée, ont fréquenté les grandes universités comme Harvard, Boston, MIT et Berkeley. De même, pour donner un autre exemple, les décideurs français sortent des grandes écoles, comme l'ENA, I'IEP ou l'Ecole des mines. En revanche, l'école dans les pays non démocratiques a pour mission fondamentale, comme ce fut le cas de l'école coloniale, la transmission idéologique et le contrôle social. Elle représente le lieu de prédilection de la diffusion du discours officiel ambiant. La reproduction sociale dans les pays bureaucratiques et rentiers se fait dans l'ensemble dans l'économie informelle et le bazar. Il suffit d'importer un conteneur de pétards ou de kalbalouz pour changer du jour au lendemain de statut social alors que cette mutation prendrait plusieurs générations de dur labeur dans les économies capitalistes. Ouverture démocratique et école privée Le phénomène de l'école privée a émergé dans la cacophonie de l'ouverture démocratique. Il s'étend aujourd'hui seulement aux grandes villes. On compte aujourd'hui une centaine d'établissements dans le pays. A l'instar de l'Islam dans les années 1980, les écoles privées ont pris naissance dans des garages, des appartements et des villas. La faillite de l'école publique a engendré une forte demande sociale. Quelque 25 000 élèves, du primaire au baccalauréat, fréquentent aujourd'hui ces écoles alors que le réseau public comptabilise 8 millions d'élèves et près d'un million d'étudiants. Une goutte d'eau dans un océan, diraient certains observateurs. Pourquoi alors Cet acharnement à fermer des écoles en milieu de l'année scolaire ? Pourquoi tenir en otage quelque 4000 enfants ? Notons que plusieurs Etats, comme le Maroc et la France, pour ne citer que ces pays, participent au financement de l'école privée pour favoriser la cohésion sociale. Cette école est perçue comme une institution complémentaire à l'école publique. La loi Debré de 1959 a été, d'ailleurs, promulguée dans cette perspective. En revanche, l'Etat algérien n'a pas jugé utile de subventionner l'école privée ; la demande est pourtant bien plus élevée que l'offre. Cette école est perçue comme une institution à but lucratif au même titre que n'importe entreprise privée. Tout compte fait, les enfants des couches défavorisées sont d'emblée exclus de l'enseignement dispensé dans « l'école libre ». Fermeture des écoles privées Il faut attendre la promulgation du décret 04/90 du 24 mars 2004 pour assister à un début de normalisation de ce secteur. Deux ans plus tard, le ministère de l'Education nationale a requis le concours de la force publique pour procéder à la fermeture de 42 écoles privées, essentiellement concentrées à Alger et Tizi Ouzou. Il est reproché à ces établissements de dispenser la plupart des cours en langue française et de ne pas avoir de programme semblable à celui que dispense l'école publique. « Toute institution privée qui n'accorde pas une priorité absolue à la langue arabe est appelée à disparaître », avait averti le président Bouteflika l'année passée les directeurs de ces écoles. Mais après une semaine de turbulence pendant laquelle les élèves se trouvèrent pris en otage entre les autorités publiques et les parents, le gouvernement a finalement accordé à ces écoles un « délai supplémentaire exceptionnel jusqu'à la fin juin 2006 » pour se conformer à la loi. Le ministre de tutelle a invité, par ailleurs, les responsables des écoles privées à déposer leur demande d'agrément afin de pouvoir exercer en toute légalité dès la rentrée scolaire prochaine. Notons encore qu'un mois plus tard, les pouvoirs publics ont même menacé de fermeture les écoles étrangères en cas de non-respect de la réglementation algérienne. Le pouvoir tient à ce que l'école, comme d'ailleurs la radio et la télévision, reste sa chasse gardée. Si la presse écrite privée a échappé tant bien que mal à l'emprise étatique, l'école privée ne vivra pas pour longtemps une telle aventure. L'Etat ne veut pas prendre de risque tant que la normalisation idéologique n'est pas encore achevée complètement. La société civile et le français Depuis l'élection de Abdelaziz à la magistrature suprême du pays, la langue française a commencé à retrouver sa « place historique » dans la société civile, l'administration et l'économie informelle. Il faut reconnaître au président Bouteflika, le courage politique d'avoir brisé bien des tabous, et particulièrement celui de la langue. Il lui est arrivé de s'exprimer en français en public dans plusieurs instances. Des gens s'expriment désormais en français dans leurs lieux de travail, sans crainte d'être accusés de « hizb frança » et de manquer de patriotisme. L'introduction du français en 2e année primaire renforcera de juré le bilinguisme qui existe d'ailleurs de facto dans notre société. L'accès à la modernité ne peut pas se faire sans la connaissance des langues étrangères. La crise du système éducatif et des valeurs Le système éducatif est devenu aujourd'hui obsolète en dépit des réformettes mises en application jusqu'à aujourd'hui. Comme problèmes importants, on peut citer des programmes archaïques, une pédagogie dépassée, un dispositif d'évaluation contraignant, une administration bureaucratique, une surcharge des classes, une formation insuffisante des enseignants et un budget très insuffisant. A titre illustratif, rappelons que l'Etat algérien dépense moins de 1000 dollars/an pour chaque étudiant, alors que la France et les USA, dépensent respectivement 14 000 dollars et 25 000 dollars/an. Sur 280 000 enseignants, dont 170 000 au niveau du primaire et 110 000 au niveau du cycle moyen, 40 000 seulement sont titulaires d'une licence ou d'un diplôme universitaire. Ce constat d'échec vient d'être rappelé crûment par le ministre de l'Education lui-même : « 43 ans après l'indépendance et 33 ans après la réforme de Mohammed Seddik Benyahia, nous n'avons pas réussi à réformer l'école (...) Si une grande majorité d'élèves échouent à l'université, ce n'est guère leur faute mais celles de la politique et de l'Etat. » La faillite de ce système est telle que l'appareil idéologique n'est plus en mesure de produire un discours cohérent même dans le domaine religieux. Les produits religieux importés qui inondent le marché national attestent clairement que même le discours religieux se trouve doublé par un autre discours dans la réalité de tous les jours. Elite locale mondialisée Certes, l'importance du réseau privé reste aujourd'hui bien insignifiante au regard du réseau public. Toutefois, avec l'ouverture de l'université privée, (française et américaine), les décideurs de demain n'auront pas à fréquenter, selon toute vraisemblance, l'école publique. Cette élite, formée dans une l'école ouverte non pas au douarisme mais à l'universalisme et non pas au communautarisme mais à la citoyenneté, risquerait de remettre en cause « les constantes nationales » de leurs parents. Cette élite sera en mesure de promouvoir de nouvelles valeurs reposant non pas sur le travail parasitaire et spéculatif mais sur le travail productif de valeur ajoutée. Là où le bât blesse, c'est que les « nouvelles constantes » ne seront plus aisément instrumentalisées au gré des humeurs du prince, du cheikh ou du marabout. Ces nouveaux repères ne seront pas en mesure de constituer un fonds de commerce juteux alimentant un grand bazar où tout se vend et s'achète. Dans ce cas de figure, il faudrait alors trouver une autre rente idéologique devant justifier l'appropriation de la rente énergétique et de ses retombées sociologiques. Le marché international de l'éducation en se hiérarchisant est appelé inéluctablement à pénétrer même les économies de bazar. La technicité du travail est devenue, sous la contrainte de la mondialisation, une commodité d'échange au même titre que les autres. Une élite locale de plus en plus mondialisée est appelée à prendre les rênes du pouvoir économique. Ce phénomène est déjà perceptible dans le secteur des hydrocarbures et dans la prestation des services dans de nombreux secteurs d'activité vitaux de l'économie. Cette élite commence, d'ailleurs, à faire main basse sur « l'Algérie utile ». Qu'attendons-nous pour accorder une priorité stratégique à ce secteur, d'autant plus que les moyens financiers sont disponibles pour sa mise en application ? Existe-t-il vraiment une volonté politique pour ouvrir cet immense chantier à tous les acteurs du secteur ? Le pouvoir central ainsi que ses démembrements sont-ils en mesure de produire une vision stratégique facilitant l'accès à la raison critique et à la citoyenneté ?