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«Le Sahara est un espace d'émergence d'idées et d'émancipation»
Dida Badi . docteur en anthropologie
Publié dans El Watan le 26 - 03 - 2015

Ecrivain, anthropologue et chercheur algérien spécialisé dans le monde touareg, Dida Badi Ag Khammadine décortique, dans cet entretien, le mouvement anti-gaz de schiste qui s'est élevé à In Salah.
Quels enseignements peut-on tirer des manifestations de colère des populations du Sud ces dernières années ?
Ce qui attire l'attention tient au fait que la contestation émane des gens du Sahara. Ces derniers ont la réputation d'être des gens paisibles, sans problèmes, sages, «s'hab el nya».
Le Sud n'a pas été traversé par les courants islamistes et a toujours voté pour le pouvoir central. Depuis l'indépendance, les gens du Nord se sont imaginés que le Sahara était un désert, rempli de scorpions et où il est difficile de vivre. Ils se sont fait une idée selon laquelle le Sahara était un espace lointain, tout juste bon pour constituer un point de passage. En aucun cas il ne pourrait, à leurs yeux, composer un fief pour l'émergence d'idées et d'émancipation.
Le fait est, par ailleurs, que la nature même du mouvement au Sud est très différente de ceux auxquels nous sommes habitués en Algérie. Dans le nord du pays, lorsque les manifestants sortent, ils bloquent la route et brûlent des pneus.
Dans le Sud, la manifestation est ancrée dans la tradition religieuse. Dans leur contestation, les gens en appellent à leur foi traditionnelle. Ils implorent Dieu à travers la prière du devoir (Salat El Wajib), et celle du besoin (Doâa El Hadja).
Ces contestations font-elles que les gens du Nord changent leur regard par rapport aux populations du Sud, les faisant ainsi sortir de l'image de carte postale ?
Il y a deux niveaux de lecture : In Salah a cristallisé ce mouvement social et essaye d'attirer l'attention du reste de l'Algérie sur cette région. Le message des citoyens d'In Salah est clair : «On ne veut plus être relégués à la marge.» Ils disent vouloir être associés à cet espace : «Nous sommes là, affirment-ils, et nous devons être considérés comme les autres citoyens de ce pays.»
Pourquoi les populations du Sud se sentent-elles marginalisées ?
Quand, par exemple, une société pétrolière prospecte dans les régions du Sahara et ne daigne pas consulter la population, celle-ci y voit une forme de «hogra» (mépris). D'autant plus que l'on apprend que ces prospections touchent aux ressources sur lesquelles est basé leur mode de vie. L'eau est sacrée, car c'est grâce à cette ressource que la vie est possible dans le Sahara.
C'est la richesse la plus importante aux yeux de ces gens-là. Même si les menaces que comporte le gaz de schiste ne sont pas vérifiées, il est impensable pour eux de tenter un tel risque.
On parle beaucoup, dans les commentaires et les analyses traitant des manifestations d'In Salah, de l'émergence d'une «conscience citoyenne» dans le Sud. Ne serait-ce pas rabaisser ces populations que de vanter cette lucidité nouvelle ?
Bien sûr que les gens du Sud ont toujours eu cette conscience. Les populations du Sahara ont une grande profondeur historique, car la région n'a jamais connu d'occupation étrangère, qu'elle soit romaine, byzantine ou grecque. Même la colonisation française intervenue vers 1920 – et qui a été combattue par ces populations à travers la résistance populaire – n'a pas été suffisamment longue pour marquer la vie des gens. Les populations vivent en harmonie avec leur espace géographique. Ils ont été préservés de toute influence étrangère.
Le Sahara reste néanmoins un espace ouvert, qui a toujours laissé passer les idées et les marchandises. La religion musulmane et les courants d'idées ont transité par le Sahara algérien.
C'est d'ailleurs là qu'on trouve les plus anciens manuscrits (à Touat), bien qu'on parle bien plus de ceux de Tombouctou à cause des événements malheureux survenus au Mali. Les gens du Sud ont un savoir livresque et ont été influencés par une circulation des idées.
Ces contestations ne sont pas les effets d'un réveil d'un sommeil profond. C'est lorsqu'on a commencé à perturber un équilibre présent depuis des millénaires que les gens ont manifesté leur rejet d'un modèle de développement qui ne leur correspond pas. L'extraction effrénée des ressources est en contradiction avec un modèle basé sur l'harmonie.
Le Sud algérien a-t-il des problèmes «spécifiques» ?
La spécificité du Sud algérien réside dans sa profondeur historique qui remonte jusqu'à la préhistoire. Il n'y a pas eu de rupture dans l'histoire des hommes du désert. Il faut savoir qu'il n'y a pas que les ressources qui font la richesse du Sahara. Il y a aussi cette culture millénaire qui s'adapte sans cesse aux changements climatiques survenus dans la région. Il s'agit, en outre, d'un espace ouvert vers le Sahel saharien ainsi que le Maghreb. Il y a une interaction culturelle qui constitue le maillon entre l'Afrique noire et le Maghreb. Le Sahara est la synthèse de toutes ces influences.
Peut-on parler du Grand Sud comme d'un seul bloc ? N'y a-t-il pas des différences entre Tamanrasset et Béchar, In Amenas et Tindouf ? N'avez-vous pas l'impression qu'on traite le Sud comme une seule entité ?
On peut parler de deux communautés. Il y a, d'une part, les sédentaires qui travaillent la terre depuis fort longtemps. Hérodote nous a informés qu'ils s'adonnaient à l'agriculture au moins au Ve siècle avant Jésus-Christ.
Puis, d'autre part, il y a les communautés nomades qui arpentent les grands espaces et réglementent leur vie en fonction des saisons. Pour le reste, les deux communautés ont la même représentation du monde, qu'elles s'expriment en arabe ou en targui.
Entre ce qui se passe intra-muros en Algérie – ce sentiment d'abandon et de marginalisation – et ce qui se trame extra-muros, aux frontières libyenne, malienne et nigérienne, l'équilibre risque-t-il d'être rompu notamment pour les populations touaregues ?
Le territoire touareg commence de la Libye jusqu'à Tombouctou. C'est un espace saharien très ouvert à la circulation entre la Libye, l'Algérie, le Mali et le Niger. Ce qui se passe dans les pays frontaliers nous concerne, car il y a une unité culturelle.
Les Touareg algériens du Hoggar n'ont pas de revendication territoriale et ils ont adhéré à l'indépendance de l'Algérie de manière consentie. Ils ont déjoué les combines des Français qui voulaient créer un particularisme du Sahara.
En Libye, il n'y avait pas non plus de revendication du temps d'El Gueddafi. Au Niger, des revendications territoriales sont survenues, car les populations voulaient un partage équitable des richesses, d'autant plus que l'entreprise Areva exploite l'uranium de manière effrénée, sans que les populations en voient les bénéfices sur le développement local.
Au Mali, il y a des relations conflictuelles avec l'Etat central depuis l'indépendance. Comme c'est un espace ouvert, il est traversé par les idées islamistes. Les frontières ne sont plus contrôlées par les Etats.
Au nord du Mali et dans sud de la Libye, il y a une situation de non-Etat. Les groupes extrémistes qui traversent les frontières essayent de tirer profit de cette situation. Mais c'est la crise de confiance entre les populations et les pouvoirs centraux qui est la plus problématique.
Qu'en est-il en Algérie ?
De l'indépendance à nos jours, il n'y a pas eu de problème grâce, notamment, au programme d'équilibre régional initié par les pouvoirs publics. Même si je pense qu'il aurait fallu préserver le nomadisme, car il y avait un véritable savoir-faire pastoral. Il faut, à mon avis, aider ces nomades (pas seulement touareg), les accompagner mais ne pas les obliger à se sédentariser. Les communautés connaissent leurs territoires, leurs limites traditionnelles, leurs aires de nomadisation et leurs vallées, elles ne vont pas s'aventurer au-delà de ces lignes.
Il y a une connaissance très ancrée du territoire et de l'espace. Il n'y a pas de problème, mais des parties poussent au désordre. Si l'on tient compte des spécificités de ces communautés, il ne faut pas perturber davantage leur rapport à l'espace par des modèles de développement empruntés de l'extérieur.
Il faut, au contraire, encourager ces communautés à rester sur leur territoire et améliorer leurs conditions de vie par elles-mêmes. Aujourd'hui, il y a des universités partout dans le Sahara. In Salah est la ville qui enregistre le plus faible taux d'analphabétisme. C'est une communauté qui n'a jamais fait de trabendo ni de terrorisme. Il est important de faire confiance à ces gens-là.


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