Lieu d'échange, de débat et d'éducation populaire, le ciné-club a longtemps constitué un élément important du paysage culturel algérien. Que s'est-il passé entre la période faste, autour des années soixante-dix, et notre époque où ces cercles de cinéphiles subsistent avec difficulté ? Pour le savoir, nous avons interrogé les principaux concernés. De nos jours, l'animation d'un ciné-club relèverait presque de la «réanimation». D'une part, parce qu'il s'agit de faire revivre la cinéphilie dans un temps où le cinéma algérien est un «grand corps malade» avec une production sporadique et une diffusion déficiente. D'autre part, parce que les acteurs des ciné-clubs tentent de renouer avec une époque mythique, rapportée ou vécue où le cinéma enflammait les passions. Djafar, quinquagénaire cinéphile et cadre d'entreprise, se souvient : «Les années 70' ont connu un foisonnement de ciné-clubs dans tout le pays. Il en existait des dizaines qui activaient dans les quartiers ou encore dans les établissements scolaires. La majorité des lycées avaient une salle de projection 16 mm et 8 mm…». Au lendemain de l'indépendance, il y avait déjà le «Cinépop» animé par René Vauthier, des ciné-bus qui atteignaient les coins les plus reculés du pays. L'expérience n'a pas duré, mais a permis d'enclencher une dynamique en initiant des milliers de citoyens aux films-débats et en formant les premiers animateurs. Dans les années 70', une nouvelle conjoncture politique axée sur les trois révolutions lancées par Houari Boumediene (agraire, industrielle et culturelle) a permis d'ouvrir relativement le champ culturel et on a vu alors se développer le théâtre amateur militant et, en corollaire, un mouvement impressionnant de ciné-clubs en majorité indépendants. D'autres étaient affiliés à la Fédération des ciné-clubs présidée par Abdelhakim Meziani sous l'égide du FLN. La Cinémathèque jouait un rôle important, notamment en prêtant ses films. «Il suffisait de déposer sa carte d'identité pour emprunter la copie du film», se souvient Djafar qui déplore aujourd'hui que cette générosité culturelle ait, dans certains cas, porté atteinte à la qualité des bobines. Le succès immédiat de ces initiatives tenait aussi au besoin de liberté d'expression. Les ciné-clubs offraient des espaces de débats inespérés à une époque où le débat politique était verrouillé. A l'image du théâtre amateur, ils permettaient d'aborder les préoccupations des citoyens à travers l'art. C'est en cela que ce succès était fortement lié au contexte sociopolitique. La libération progressive de la parole se poursuivit dans les années 80' avant que ne survienne la rupture des années de terrorisme. On remarque, en effet, que les ciné-clubs actuels ont tous été créés à la fin de cette période néfaste à la culture, soit à partir des années 2000. Tous, sauf un, le ciné-club de Mascara, dépendant de l'Association culturelle Emir Abdelkader, qui n'a jamais cessé d'activer depuis sa création en 1987. Son responsable, Mohamed Elkeurti, ancien enseignant d'anglais, nous raconte cette belle épopée fondée sur la détermination d'un noyau de passionnés ainsi que des partenariats judicieux : «Le ciné-club de Mascara a commencé en 1987 un peu par hasard. Le théâtre de la ville organisait ses premières projections et cherchait des cinéphiles. Alors, il a fait appel à moi et à Adda Chentouf, cinéphile invétéré et ami personnel de Jean-Paul Belmondo qui a préfacé son recueil de critiques». Profitant d'un partenariat avec le CCF d'Oran, le ciné-club disposait d'un fonds de films français, mais aussi des coproductions signées Kurosawa ou Chahine... Elkeurti en parle aujourd'hui encore avec les yeux qui brillent : «On a rapidement consommé tous les projecteurs disponibles dans la ville. On a été obligé de se rabattre sur un appareil de télévision avec magnétoscope. Mais l'activité n'a jamais cessé jusqu'aux élections de 90' avec de nouveaux responsables qui, ayant ‘‘d'autres priorités'', nous ont confisqué la salle.» En 1995, au milieu de la décennie noire, les indécrottables cinéphiles de Mascara ont tenu à célébrer, malgré tout, le centenaire mondial du cinéma : «On ne pouvait pas manquer une telle occasion de promouvoir le septième art ! Et depuis, on continue dans les espaces qui s'offrent à nous. Nous avons bénéficié de petits locaux au Jardin Pasteur. Puis, avec la construction de la maison de la culture, on a bénéficié d'une salle spécialement équipée». Aujourd'hui, ce ciné-club programme des projections-débats chaque vendredi avec des cycles thématiques, des cartes blanches et des réalisateurs invités «qui sont impressionnés par la qualité des débats», tient à préciser Elkeurti. Ce modèle de réussite ne saurait toutefois cacher les difficultés à conquérir un nouveau public. «Nous avons beaucoup de mal à recruter dans la jeune génération. La langue française n'étant plus accessible à beaucoup de jeunes, ils ont du mal à suivre une projection, à plus forte raison si le film est sous-titré», confie Elkeurti. Il déplore ainsi l'indisponibilité de films doublés ou sous-titrés en arabe : «On ne peut pas se contenter des superproductions américaines diffusées sur MBC». Au-delà de la barrière de la langue, c'est à un changement paradigmatique de société que doivent penser les animateurs actuels... Animateur de «Télé ciné-club», véritable ciné-club national diffusé sur la chaîne alors unique de télévision, Ahmed Bedjaoui nous racontait dans une précédente interview les conditions qui l'ont amené à cesser cette émission culte en 1989 : «Quand je faisais cette émission, il y avait 450 salles et on parlait à des gens qui allaient au cinéma et réagissaient. Un moment donné, il n'y avait plus de public et on s'est arrêté. Je m'étais dit que je ne pouvais plus aller à la télé pour parler d'une chose virtuelle». S'ensuivra le long tunnel cinématographique et culturel de la décennie 90'. Abdenour Hochiche, qui dirige l'association Project'heurts, activant depuis 2001 à Béjaïa, note que le public du ciné-club est constitué principalement d'anciens cinéphiles qui renouent avec les salles obscures. «Demander à un jeune de venir débattre d'un film alors qu'il n'est jamais allé dans une salle de cinéma, c'est forcément compliqué… Faire un ciné-club aujourd'hui en Algérie, c'est comme organiser un championnat de rugby. On peut apprécier les matchs, mais il nous faudra du temps pour intégrer les règles du jeu», affirme-t-il. En effet, le ciné-club avec son offre cinématographique affinée et critique est difficilement envisageable en l'absence d'habitudes de consommation ordinaires de cinéma (et tous les maillons de la chaîne : production, distribution, diffusion, critique…). Cela explique les difficultés de bien de ciné-clubs qui tentent d'activer dans des villes sans cinéma. Rares sont ceux qui maintiennent leurs activités, à l'image de Persé-Ciné qui active à Sétif. Cette ville, parmi les plus peuplées d'Algérie, ne dispose pas d'un réseau de salles. En 2010, au moment de la création du ciné-club, «aucune salle de cinéma (la ville en comptait quatre) n'avait survécu à la transformation en centres commerciaux», relate Salim Ferahtia, membre de l'association. Dès les premières projections, le théâtre municipal mis à disposition par l'APC, affichait complet ! Preuve que le besoin existait bel et bien. Depuis, l'association sétifienne, qui a la particularité de regrouper une majorité de jeunes, continue à fonctionner régulièrement à la maison de la Culture avec des projections de qualité qui intègrent également des «sélections musicales». La consommation de films et la cinéphilie n'ont évidemment pas disparu. Elles se poursuivent à travers de nouveaux modes de consommation via les nouvelles technologies. La jeune génération connectée sur le monde demande souvent les derniers films qui «font le buzz», relève la majorité des animateurs interrogés. Certaines associations s'attellent à répondre à cette demande. On peut, par exemple, voir les dernières productions hollywoodiennes au ciné-club Ciné qua none d'Alger. «Nous avons essayé dans un premier temps la formule projection/débat, mais avons vite déchanté face au vide des discours… Récemment, nous sommes revenus à une méthode plus classique où l'on pousse le public à apprécier l'œuvre, avant de vouloir en parler», raconte un membre de l'association. Selon M. Hochiche, les ciné-clubs doivent éviter deux pièges : s'enfermer dans l'orthodoxie, ou tomber dans les bras de la demande. Le débat est la principale valeur ajoutée du ciné-club. Toute l'initiation consiste à apprendre à formuler sa perception du film, estime Karim Moussaoui qui animait les projections aujourd'hui suspendues de l'association Chrysalide d'Alger : «Chacun peut sentir le film à sa manière. Avec le temps, le public du ciné-club acquiert le code, le langage pour formuler ses impressions et gagne ainsi en confiance. On apprend que rien n'est ridicule. Il ne s'agit pas d'être intelligent, mais de dire ce que l'on ressent.» Les débats sociopolitiques qui animaient les ciné-clubs des années 70' trouvent de nos jours de nombreux autres canaux et la nouvelle génération attend autre chose : «Aujourd'hui, les choses ont changé, explique M. Hochiche. Les espaces de débats existent. On peut parler de ce que l'on veut ou presque. On n'a plus besoin d'aller dans un ciné-club pour parler des problématiques de la société. Un des soucis que nous rencontrons aujourd'hui est que ces habitudes persistent. On parle de tout sauf du film. On se bat pour que le film ne soit plus un alibi, mais un objet artistique à débattre.» Les débats virtuels sur internet, avec l'anonymat qu'ils impliquent, ont court-circuité le débat traditionnel, posé et argumenté. De plus, tout un chacun peut aujourd'hui visionner plus ou moins légalement les films de son choix, des dernières sorties aux premiers courts-métrages des grands réalisateurs dans les boutiques de DVD ou l'offre pléthorique de la Toile. Que peut offrir de plus un ciné-club ? M. Hochiche use d'une métaphore : «On peut prendre un café chez soi. Mais aller au café, c'est totalement autre chose. Le café peut être plus savoureux à la maison et le confort meilleur, mais aller au café est un acte d'échange, de rencontre, d'exploration de la société. Aller au cinéma, c'est la même chose. Comment passer de l'acte individuel de voir un film à l'acte social d'aller au cinéma ? C'est cela notre problématique.» Il est, en effet, dommage de voir que la réhabilitation matérielle des salles de cinéma n'a pas été accompagnée par une réflexion sur la relance de la consommation et de la culture cinématographiques. Le résultat : des salles fonctionnelles mais vides. Le réseau de salles de la Cinémathèque gagnerait par exemple à s'associer aux associations, estime M. Hochiche dont l'association est partenaire de la Cinémathèque locale pour ses projections et son festival des Rencontres cinématographiques de Béjaïa. Il est notable que les grands idéaux d'éducation populaire du passé, voire de formation politique, ont aujourd'hui cédé la place à la simple envie de se retrouver et de partager le même amour du cinéma. Le ciné-club ne devrait pas être un espace élitiste, précise Karim Moussaoui : «On n'est pas obligé de proposer seulement des films d'auteur. On peut même projeter des films d'action... C'est le regard qu'on y porte qui est important.» Aujourd'hui réalisateur montant avec le film Les jours d'avant primé par plusieurs festivals internationaux, M. Moussaoui reconnaît tout ce qu'il doit au ciné-club : «J'ai appris comment un film se fait et comment une histoire se raconte. J'ai choisi de raconter ce qui me touche. Mais comment le faire ? Il s'agit de trouver sa façon d'aborder un sujet parmi les différentes écritures possibles. Si on ne regarde pas beaucoup de films, on risque de refaire ce qui a déjà été fait. Le ciné-club m'a également appris à m'ouvrir à des styles très différents. Je peux prendre plaisir à regarder un film de Tarantino, même si je ne suis pas du tout dans ce genre de cinéma.» Le besoin de ciné-club répond aujourd'hui à une envie d'aller vers l'autre, dans un échange qui n'est plus seulement idéologique, mais artistique et, finalement, humain.